Société Psychanalytique de Paris

Naissance du langage, naissance de la symbolisation chez l’enfant

24 novembre 1999
Laurent-Danon Boileau
Naissance du langage, naissance de la symbolisation chez l’enfant

Dans ce qui va suivre je vais m’efforcer de brosser à grands traits le développement de la communication et du langage chez un enfant normal entre 3 mois et deux ans. On y trouvera quelques idées personnelles, mais on reconnaîtra aussi  des considérations aujourd’hui bien établies grâce aux travaux de Bühler, de Malrieu, de Bresson, de Bruner, de Diatkine,de Cabrejo-Parra, de Brigaudiot et Nicolas.

L’étude de l’interaction entre le bébé et son entourage, principalement sa mère permet de dégager l’existence de trois modes successifs de communication. Il y a d’abord la communication d’ émotions par la mimique. Elle intervient dès 3 mois. Puis, entre 8-9 mois et 1an, on assiste à la mise en place d’une communication qui porte sur les intentions et se marque par le recours au  geste. Autour de un an apparaît enfin la communication langagière. Celle-ci, bien entendu, demeure associée à l’usage des gestes. A ce point du développement, on peut parler de communication de représentation et d’affect par le recours à un premier langage. A deux ans, l’enfant est en mesure d’associer deux mots.

S’agissant de ce premier langage, plusieurs questions se posent. Il y a tout d’abord une question qui touche à la description des données. Pour qu’on puisse parler de langage, il faut que l’on puisse noter des énoncés, les premiers étant comme l’on sait réduits à un mot. Et pour que l’on puisse parler de mot il faut que l’on puisse relever des productions phonétiques relativement stables dont  chacune doit correspondre  à un sens  (ou à un ensemble de significations ) raisonnablement restreint.  Il y a ensuite ce que ces premiers mots autorisent comme inférence sur  la pensée du jeune enfant, notamment  sur la relation qu’il est en mesure d’établir entre  ses représentations,  la réalité extérieure contemporaine du moment ou il parle, la pensée qu’il prête à celui auquel il s’adresse, et son propre système de production de représentation. Il y a enfin la question de savoir ce que l’enfant gagne à parler, compte tenu de tout ce qu’il parvient déjà à  communiquer par la mimique et le geste. Examinons tout d’abord le développement normal du langage.

Les échanges mimiques

Dans le registre des échanges mimiques, on peut  distinguer deux étapes.

Le premier semestre de la vie

Entre la naissance et six mois, l’observation directe des échanges mère-enfant indique  que, même si le bébé est en mesure d’établir des échanges féconds et nourris avec sa mère, il  alterne en fait entre des périodes   où il est excité  et stimulé  dans l’interaction et des moments d’atonie qu’il retrouve sitôt qu’il est seul. Tout se passe alors , pour le dire en termes adultes, comme s’il était déprimé dans la solitude, et excité ou maniaque dans l’échange avec la mère. Cette alternance a été relevée par de nombreux chercheurs tant cognitivistes que  psychanalystes. C’est elle qui fait dire à René Diatkine par exemple, que l’enfant ne dispose pas encore  de représentation stabilisée de sa mère, de représentation  mobilisable en son absence. Ainsi, il ne la cherche pas des yeux quand il l’entend s’approcher,  il n’anticipe pas son retour, non plus d’ailleurs que son départ.  Certes, il différencie le type d’échange  qu’il a avec elle du type d’échange qu’il peut avoir avec d’autres

(les interactions d’un bébé avec sa mère sont plus marquées qu’avec un autre adulte), mais il est encore trop tôt cependant pour parler de représentation de la mère, faute d’une représentation  en l’absence de celle-ci, qui permettrait d’observer des manifestations d’anticipation de son départ ou de son retour. Le bébé “reconnaît” sa mère quand elle est là, mais il ne dispose pas d’une représentation qui lui corresponde en son absence. Ce paradoxe-la nécessité de tenir compte du fait que l’enfant distingue sa mère des autres adultes parce qu’il joue de manière différenciée avec elle, mais la nécessité aussi d’éviter de parler de représentation de la mère parce qu’on ne note pas encore de phénomènes d’anticipation- invite à penser que les réactions que l’on observe chez le bébé sont liées à  un  phénomène procédural , à une routine déclenchée  par un élément de l’actualité, non à une représentation mobilisable  et stabilisée correspondant au personnage de la mère dans l’esprit de l’enfant.  Autrement dit encore, l’enfant ne peut mettre en jeu  la mémoire de ses liens avec sa mère qu’en présence de celle-ci. Il  ne peut y parvenir sur la base  d’indices incomplets comme peuvent l’être le son de sa voix ou le bruit de ses pas avant qu’on la puisse voir.

S’agissant du langage  proprement dit, à  ce point du développement, les seules productions de l’enfant sont  des phonèmes dont la diversité dépasse de loin la gamme de ceux que l’on observe dans  la langue où  l’enfant se trouve baigné. On peut donc penser que l’enfant n’a pas laissé sa production s’imprégner de la spécificité de  cette langue, qu’il n’en a pas encore fait un   objet sonore particulier, qu’elle n’est pas encore pour lui une véritable langue maternelle.

Vers six mois

C’est seulement vers 6-8 mois que l’on s’accorde à penser que l’enfant commence à organiser une  première représentation stabilisée de la relation qu’il peut avoir à sa mère. Cette représentation d’ailleurs n’est pas véritablement une représentation de la mère, mais plutôt une représentation d’un état conjoint mère-enfant. C’est l’actualité de cette communauté qu’il vise à restaurer  quand il proteste contre l’absence de sa mère réelle quand celle-ci menace de s’éloigner. A ce stade, du moins, dans  le registre des hypothèses que l’on s’accorde d’ordinaire à former, il n’y a pas de différence dans la pensée de l’enfant entre soi et l’autre. La présence de l’autre est envisagée comme un état confortable de soi. C’est cet état que vise le terme psychanalytique de  “narcissisme primaire”. Comme l’on sait, ce sentiment est conforté par le fait que le visage de la mère par ses mimiques réplique, exprime et manifeste les sentiments intérieurs de l’enfant. De la sorte c’est sur le visage de sa mère que l’enfant voit le premier reflet de ce qu’il éprouve. Et par le fait aussi que la plupart des mères répètent avec plaisir les lallations de leur enfant. L’écho donné par la mère aux premiers phonèmes produits par l’enfant contribue à faire de celle-ci une sorte de dépendance un peu floue constamment associée à soi. On comprend alors que si   la  mère part,  l’enfant se sente dessaisi d’une partie de soi. Dans la psyché de l’enfant, il existe, plutôt qu’une place pour la mère, il existe alors une  place correspondant aux temps de réunion avec la mère. Mais en même temps, l’image  qui peut y être associé est celle de  la mère. Et celle ci devient alors la première forme visuelle que prend le ressenti de l’enfant. Ce corrélat visuel fournit une première stabilité aux mouvements internes de l’enfant  en leur fournissant un contour circonscrit.

Ces considérations bien entendu sont d’essence psychanalytique. On y aura reconnu les thèses de Freud, d’Anzieu et de Pasche. Toutefois, formulées par les psychanalystes, elles valent  comme reconstruction à posteriori d’un état de l’enfance qu’il faut supposer pour comprendre tel ou tel aspect de ce que l’on peut constater du présent d’un adulte. Elles ont un statut qui les rapproche du mythe reconstruit. Et lire ces mythes comme une réalité génétique constitue un détournement sans doute abusif.

Il y a malgré ces réserves deux ordres  d’indices qui invitent à  penser que quelque chose de la psyché de l’enfant peut correspondre à ce qui vient d’être décrit.

Tout d’abord, c’est vers 6/8 mois que l’enfant restreint le champs de ses productions phonétiques aux seuls phonèmes de la langue que lui parle sa mère. C’est seulement à cet âge que l’on peut considérer que la langue maternelle est née en tant qu’objet d’investissement.  Auparavant, la production de phonèmes constituait seulement une sorte de jeu indifférencié avec les mouvements de la bouche et de la langue et les sons produits. Mais autour de six mois, un phénomène d’imprégnation et d’imitation conduit l’enfant à ne produire que les phonèmes de sa langue maternelle. Le champs des possibles s’est restreint. On peut certes penser que la raison essentielle tient à une maturation du système nerveux qui permet le traitement du langage. Mais même si tel est le cas, on peut aussi postuler  que cette maturation a un effet sur l’ensemble des mouvements internes de l’enfant:  l’enfant investit la langue que lui parle sa mère de manière particulière: répéter les sons qu’elle produit est une façon de s’identifier à elle comme de la faire advenir en son absence. L’enfant a dès lors stabilisé   la mémoire de ce que la mère lui adresse comme langage; en reproduisant les phonèmes qu’elle lui adresse, il fait  revivre le  souvenir de sa personne et de ce que lui même a vécu avec elle.  Dans la psyché de l’enfant la place de la mère se trouve alors pourvue d’une continuité qui n’est pas abolie par l’absence réelle de celle-ci.

C’est à peu près au moment ou naît la langue maternelle que l’on voit apparaître l’angoisse  décrite par Spitz sous le nom d’angoisse de l’étranger ou d’angoisse du huitième mois: lorsqu’un adulte s’approche de l’enfant et adopte avec lui une attitude proche de celle de sa mère, qu’il lui sourit et tente d’établir avec lui un échange affectif, l’enfant se détourne, plein d’angoisse. Ce type de manifestation ne se produit pas si l’étranger ne tente pas d’établir avec l’enfant d’échange comparable à  ceux de la mère. On peut donc penser que l’angoisse naît ici du fait que la démarche de l’adulte évoque chez l’enfant la représentation de sa mère- que voyant un adulte adopter face à lui un comportement comparable à celui de sa mère, il s’attend à reconnaître sa mère en lui, et que ses yeux l’amènent à constater que ce n’est pas elle. Ce contraste entre les indices qui l’invitent à découvrir sa mère et ceux qui peuvent le convaincre que ce n’est pas elle causent alors une angoisse qui se traduit par un mouvement de détournement et de pleurs. Ce type de manifestation montre bien que la représentation de la mère est stabilisée, qu’elle peut susciter une attente.  Car ce qui cause le conflit dont l’angoisse résulte c’est l’incompatibilité entre la familiarité d’un comportement qui évoque la mère et la reconnaissance de quelqu’un qui n’est pas elle. Par ailleurs, si l’on accepte l’idée que la première représentation dont l’enfant dispose concernant sa mère n’est pas la représentation à définir en termes d’identité distincte mais plutôt comme la représentation  d’un tout mère/enfant indistinct et un peu flou, alors on peut comprendre que la présence d’un étranger qui lui renvoit comme sa mère une réplique de ses sourires mais dont il voit que ce n’est pas sa mère lui cause un certain trouble. En effet  ce n’est pas l’autre qu’il perçoit alors comme étranger. C’est cette une partie de lui-même qui  devient étranger à lui même.

La communication gestuelle : de la mimique expressive à la mimique intentionnelle

C’est entre 8 mois et un an qu’apparaît un nouveau tournant dans le développement de la communication.  L’enfant  devient  capable d’exprimer des intentions, notamment  en donnant à ses mimiques  spontanées valeur de signe.  Des émotions telles que la surprise, le plaisir, l’excitation, l’agacement prennent si l’on peut dire une forme  canonique. De même le détournement de la tête qui marque initialement le rejet s’organise en signifiant du refus. A cela il faut ajouter certains gestes francs qui manifestent des demandes  (les bras tendus pour être porté). C’est souvent à ce moment là qu’apparaissent également les premiers gestes conventionnels, les premiers rites sociaux, comme le  ‘ au revoir’  de la main qui marque la séparation.

Les jeux

A côté de cette émergence du signe, c’est à ce même moment que se multiplient les jeux d’échange avec la mère, sorte de pratique gratuite du geste signifiant. Car jouer c’est signifier pour le plaisir de communiquer, non dans un but précis. C’est aussi prendre plaisir à se sentir un peu identifiable et un peu différent de celui avec qui l’on entre en interaction.  Ces jeux ont été largement étudiés.

On trouve tout d’abord des jeux de turn-taking ou encore jeux en alternance, la mère tendant un objet à l’enfant qui s’en saisit et le lui redonne. Dans ce type de jeux , les partenaires se font face, et la position de chacun est  à la fois complémentaire, symétrique, opposée, alternée, identique à celle de l’autre. En effet, quand l’enfant  donne la balle à sa mère, puis qu’il la reçoit, la position qui est la sienne correspond à celle de sa mère avec un temps d’écart. Mais dans l’instant elle est complémentaire de celle que la mère occupe.

On trouve aussi les  jeux  de cache  et de ‘coucou’.  Ils ont pour fonction de permettre à la mère et à l’enfant de jouer autour de  la disparition, et de prendre plaisir à simuler l’absence sur un fond de présence continuée. Ce jeu, comme l’on sait, est extrêmement complexe. Ainsi, quand la mère se cache derrière un mouchoir de la vue de l’enfant, le son de sa voix qui attire constamment l’attention de l’enfant,  la présence du mouchoir, ses doigts qui en agitent le tissus manifestent une présence tandis que son visage demeure dérobé à la vue de l’enfant. Et c’est sur la base de ce contraste entre présence indicée de la mère et absence du contour de son visage que le jeu s’instaure. Il y a disparition mais sur un fond de présence qui en somme constitue  pour l’enfant l’emblème de la  continuité de sa propre pensée. C’est en somme comme si d’un regard conjoint, côte à côte, la mère et l’enfant jouaient à faire disparaître l’image de la mère du champs de vision de l’enfant.

Vient enfin, comme l’on sait, le pointage et l’ensemble des jeux par lesquels l’enfant désigne à sa mère des éléments du réel qui l’intéressent pour que celle-ci cautionne son intérêt et lui en donne une glose  narrative.

Le pointage

Dans l’univers des gestes, le pointage est un geste dépourvu de mouvement. C’est un geste dont la motricité est inhibée. Et inhiber la motricité, c’est se contraindre à penser. De manière générale,  pointer un objet  n’est pas simplement montrer quelque chose que l’on  veut ou que l’on veut atteindre. Le geste est plutôt une façon de se servir d’un objet de la réalité présente pour organiser avec l’autre un thème d’échange et de dialogue.  Pointer un objet  c’est le transformer en signe.  C’est également manifester que l’on  pense que l’autre pense, et que l’on peut partager avec lui une représentation dont on reste l’initiateur. Autrement dit, que l’on se reconnaît la possibilité de créer un thème. De ce point de vue il n’est pas inintéressant de dissocier les différents éléments qui marquent la posture que constitue le geste de pointage. Il y a d’abord le regard du sujet. Sa direction indique ce sur quoi porte son intérêt.  Mais il y a aussi le mouvement de l’oil et du sourcil, qui trahit la surprise comme l’écarquillement des yeux: le pointage est un acte  qui exprime un ressenti autant qu’il  désigne un objet. En termes linguistiques, l’on peut dire que c’est un geste signifiant à l’articulation de la construction référentielle d’un thème et de l’expression d’une  modalité. Enfin il y a la posture du bras et du doigt qui, loin de redoubler l’axe du regard, constitue une sorte d’anticipation mimée de la position que l’on voudrait voir prendre au regard de  l’autre.

Mais au vrai, pourquoi montrer à l’autre ce que l’on voit soi-même? Pourquoi tenter de lui faire partager son objet d’étonnement? uel est l’enjeu, sinon celui de se faire confirmer qu’on n’a pas la berlue, que l’on est fondé à identifier le spectacle surprenant auquel on assiste et le souvenir que l’on a d’une scène du même ordre. Et surtout que cela porte un non.  On se souvient de la  fameuse scène de “La nausée” où Roquentin, d’abord troublé par une sorte de bras ignoble et griffu qui sort de terre et se tord vers le ciel,  finit par identifier l’innommable chose,  retrouver le terme qui la désigne et s’aviser qu’il s’agit d’une racine. C’est cela que fait un enfant lorsqu’il pointe un objet en disant  “ça” : il demande à l’adulte de confirmer l’identification qu’il opère entre sa perception actuelle et un souvenir, une représentation. De cette identification, il demande confirmation à l’adulte, en présentant cette identification même comme un thème qu’il charge  l’adulte d’expliciter.

Les premiers livres

Parmi les jeux de pointage, il convient de faire une place particulière aux jeux de pointage  autour des livres.   En effet, pointer une image, c’est pointer un signe  qui manifeste une représentation  signifiée par quelqu’un qui n’est pas là  (l’auteur  de l’image). En un certain sens, dans ce mouvement et dans l’échange qui s’organise entre mère et enfant à ce propos, une place  tierce se trouve marquée : un lieu d’attention partagé, où les choses existent sans être maîtrisables, parce qu’elles sont pensées par un autre, mais demeurent à la portée d’un regard conjoint. Le regard porté en commun sur les traces de la  pensée d’un autre, et la possibilité de la reconnaître et de la penser à son tour  sont le premier temps de la création d’un espace tiers. C’est ainsi, entre autres, que la place de l’autre prend forme dans la pensée de l’enfant. Un autre situé   ailleurs que dans l’interaction.  En cela il se distingue de la place de l’autre que permet de définir l’interaction elle-même. Car au sein de  l’interaction  l’autre,  c’est-à-dire la mère, ne peut être que quelqu’un dont la pensée reste en lien avec la pensée propre du sujet:  complément de la sienne, comme la sienne, opposée à la sienne, mais en tous cas pas différente de la sienne, pas indépendante comme peut l’être celle de l’auteur du livre.

Les débuts du langage

De 1 an à 1 an 3 : les premiers mots

De manière très schématique, dans les productions initiales en lisière du langage on peut distinguer plusieurs  étapes.  D’abord, peu avant un an, accompagnant certaines mimiques marquées, on observe des cris dont la valeur hésite entre expression et intention signifiante. Ils s’opposent cependant par l’intonation: l’intonation montante d’appel contraste avec  l’intonation descendante de surprise. Chacun de ces deux cris marque un malaise devant l’état du monde  qui brutalement vient de changer. Mais si l’appel   marque l’exigence d’un recours à l’autre  comme appui, le cri de surprise manifeste  à l’inverse que le sujet parvient à surmonter son trouble en se fondant sur ses seules ressources.  Un peu plus tard, autour d’un an, le cri se diversifie encore. Il devient alors, plus qu’un prolongement de l’ expression mimique, un accompagnement du geste (lequel s’est également différencié). Vers    1 an deux mois on observe une seconde étape. La parole s’autonomise de la mimique et du geste. Hormis ” papa ” et ” maman ” on  relève  alors deux types de productions  différentes. Il y a d’un côté des protomots qui expriment ce que l’enfant ressent des changements brusques du monde qui l’entoure. Il y a de l’autre des onomatopées qui s’inscrivent ( puis anticipent)  certains jeux moteurs privilégiés. Dans les mots qui cristallisent le ressenti, on  classera  par exemple le   ” non ” de refus de nourriture. Il n’exprime aucune représentation, mais marque seulement que ce que l’enfant veut   s’oppose à l’intention que l’autre manifeste dans l’actualité. On y portera également  ce qui exprime la  satisfaction devant un objectif atteint (sorte de ” et voilà! ” du langage de l’adulte)  lorsqu’ un projet   formé au préalable trouve à s’incarner dans l’actualité. On y rangera aussi  ce qui  réclame le retour d’une satisfaction attendue- en gros un ” encore! ”  qui sanctionne de la part de l’enfant un constat que  la situation présente s’écarte de ce qu’il veut,  ce qui l’amène à exprimer le vou d’un retour à  l’état souhaitable  dont il a formé la représentation. A cela, il faut enfin ajouter le ” ça! ”  associé au  pointage et à la mimique d’étonnement  qui souligne le fait que l’enfant établit une identification entre un   souvenir et une perception actuelle.  Aucun de ces  mots  ne désigne des objets ou  des actions. Il  ne correspond à aucune propriété de la situation singulière où il émerge et à laquelle il se rapporte . Ce qui est dit constitue  plutôt les ancêtres de ce qui sera plus tard la syntaxe.  Ils  indiquent ce que le sujet ressent au contact du monde et de ses changements,  ce qu’il  ressent à propos de ses représentations comme la façon dont il  les situe  par rapport à ce qu’il voit ou à ce qu’il pense que l’autre pense… Le langage traduit à chaque fois un certain type d’éprouvé  devant un changement d’état dans le monde, non une propriété des choses du monde. La preuve en est que dans cette série les  protomots (qu’il s’agisse de ” non “, de ” ça ” de ” encore ” de ” voilà ” ou de ” apu “)  sont indépendants de la nature du référent sur lequel ils portent. En termes simples, l’enfant utilisera le même signifiant  ” ça ” pour désigner une vache, une voiture, ou une bicyclette. Il suffit qu’il se trouve surpris par leur apparition dans son champs d’intérêt..

C’est à  peu près en même temps, et parallèlement à cette ligne de production linguistique  que se développent  des onomatopées comme ” broum broum ” ou ” meuh “. Ici le langage  ne traduit plus des affects ou  un jugement sur les représentations mais des contenus de représentations. Il est  centré cette fois non sur l’affect mais sur la motricité: motricité déployée par l’adulte qui joue avec l’enfant puis reprise par l’enfant  lui même. Ainsi,  ‘broum’ c’est d’abord le bruit que fait papa  pour accompagner  le geste de faire rouler une petite voiture, puis le bruit que  l’enfant reprend lui même en poussant la petite voiture. L’autonomie de  bruit et de motricité c’est d’ailleurs ce qu’il  observe à propos d’une catégorie particulière d’objets, les  êtres animés qui se meuvent et qui font du bruit, comme lui, sans être pour autant pourvus de   langage. Ce sont les appels de chiens, chats, vaches et autres animaux nommés par leurs cris.

D’un certain point de vue l’onomatopée ouvre un ordre de signifiants plus directement référentiel  puisque cette fois l’enfant différencie selon la nature de l’objet en cause, et qu’il ne dit pas ” broum broum ” quand il joue avec une vache, ni ” meuh ” quand il joue avec une petite voiture. En comparaison du premier axe (où chaque mot correspond à une identité de ressenti) ce second axe (qui repose sur la mise en jeu de la motricité) exige une différenciation indirectement liée à la nature du monde désigné. L’onomatopée est sensible à la spécificité qualitative d’une situation donnée. Mais cela ne veut pas dire qu’ elle ne désigne  une chose pour autant. En fait, au début, elle ne désigne rien du tout. L’onomatopée est initialement un élément qui fait partie intégrante d’un scénario de jeu moteur  organisé  autour d’un objet particulier (un animal, un véhicule).C’est la présence de cet objet au coeur du scénario qui crée l’illusion de référencialité. Une onomatopée  comme ” broum broum ” n’est d’abord qu’un élément du mime  qui se déploie autour de la petite voiture  pour faire comme si c’était une vraie voiture qui bougeait toute seule et qui faisait du bruit toute seule. Il faut d’ailleurs déployer une certaine motricité bucco phonatoire pour faire ” broum broum “. Et   la motricité requise pour la production du signifiant met celui-ci sur le même plan que  le  mouvement de la main qui permet le lancement de l’objet sur   le sol. Toutefois, le maillon moteur que constitue ” broum broum ” est d’une essence particulière. Il va progressivement devenir par métonymie un trait caractéristique de l’ensemble du scénario et  permettre de définir  le ‘fond’ sur lequel  celui-ci prend forme.

Dans l’ensemble, le signifiant que constitue l’onomatopée a plusieurs effets. D’abord il permet d’organiser des contrastes en relation avec la qualité des référents. Le fait que l’enfant entende l’adulte dire  ” broum broum ” en poussant la voiture va constituer pour lui ce qui distingue le jeu autour de la voiture du jeu autour de la petite vache en plastique que l’on fait avancer, elle, en disant ” meuh “. Ensuite, il  stabilise chaque  rituel. Enfin, il permet à l’enfant une certaine maîtrise agentive du rituel lui-même. Ceci est particulièrement net par comparaison avec  la série ” encore, voilà, non “. Dans cette série, le langage est pour l’enfant une façon de surmonter ce qu’il subit  en élaborant ce qu’il ressent, mais sans nécessairement agir sur le monde.  Avec l’onomatopée, il prend un rôle actif dans le déploiement du jeu. Le prononcé du mot lui assure une certaine maîtrise motrice sur le jeu. Reste que l’onomatopée ne désigne pas encore un objet. Elle permet seulement à l’enfant de cristalliser autour d’une production sonore stable la représentation globale du scénario, son contour. .

Bien entendu, les choses n’en restent pas là. De manière générale, du côté de l’onomatopée, on  observe  d’ordinaire quatre étapes. Dans  une première étape l’onomatopée est associée à un contexte extrêmement circonscrit. L’enfant ne dira ” broum ” que si telle voiture est mise en mouvement dans tel contexte. Il ne dira pas ” broum ” pour une autre voiture ou dans un autre contexte change. Il ne dira pas ” broum ”  non plus en pointant simplement la petite voiture s’il ne veut pas jouer avec. Ensuite, va intervenir un mouvement de généralisation: tout ce qui peut jouer le rôle de la voiture dans un scénario comparable sera réputé ” broum “.  Tout ce qui roule, par exemple, une bobine ou autre chose. Ici, la littérature scientifique parle de surextension, mais il semble que le processus ne soit pas exactement tel. En fait, à cette étape, l’enfant parvient à rapporter l’ensemble de la situation de jeu à un trait particulier, et chaque fois qu’il retrouve ce trait, même dans des situations très éloignées, il marque l’existence du  point commun en disant  ” broum “. En outre, quand la situation de jeu initiale est complexe, l’enfant peut faire varier l’indice retenu. Sera alors ” broum ” non seulement tout ce qui roule, mais aussi tout ce qui, par exemple, ressemble à une petite boite avec des ouvertures ou l’on peut tenter de glisser des choses. Reste que  ‘broum’ sera utilisé uniquement en relation à un scénario moteur, pour tout ce que Papa ou lui-même peuvent faire rouler comme la petite voiture, tout ce dans quoi on peut mettre quelque chose, mais pas nécessairement quand il s’agit de  désigner une petite voiture en la pointant et sans jouer avec, et encore moins quand il s’agit de monter dans l’auto familiale. C’est la constance du scénario moteur qui permet l’emploi de l’onomatopée dans des situations différentes où sont convoquées des objets différents.

Après cette période dite de surextension,  vers 1 an 4 mois, on observe une nouvelle étape. Elle découle sans doute du fait que les deux lignes initiales de productions linguistiques- celle qui code l’affect (” non “, ” encore “, etc.) et celle qui code la motricité (les onomatopées, donc)  en viennent à se croiser. Un même mot va pouvoir jouer dans l’une et l’autre dimension. De la sorte, progressivement, une onomatopée comme ” broum  broum ” va cesser de désigner un scénario moteur organisé autour d’un objet. L’enfant  va utiliser le terme pour désigner du doigt la petite voiture quand il la voit, par exemple, à un endroit où il ne s’attendait pas à la trouver. C’est alors que le terme dispose alors d’un statut vraiment référentiel. Mais pour que tel soit le cas, il faut attendre que  l’enfant puisse dire ” broum broum ” sans que cette onomatopée signifie  ” je veux maintenant que nous nous mettions à jouer à la petite voiture “. Il faut que l’enfant s’intéresse à ce type de mots parce qu’ils lui permettent de jouer avec des idées, des notions, des représentations, plutôt que parce qu’ils  permettent d’obtenir d’autrui les objets  ou les actions qui leur correspondent.  Le signifiant cesse alors d’être une demande. Le croisement des deux lignes a deux effets fondamentaux sur ce que peut être le mot. Alors qu’à l’origine on avait d’un côté des signifiants comme ” ça voilà encore” qui sont purement modaux aspectuels et par là même insensibles aux qualités  des choses sur lesquelles ils portent et de l’autre  des  onomatopées sensibles aux caractéristiques du monde, mais uniquement dans le registre de l’anticipation  motrice, après le croisement des deux lignes, le signifié peut conserver quelque chose de la spécificité des choses du monde sans être une anticipation motrice. Il y a véritablement représentation, et le jeu sur les représentations par le recours à la manipulation du signifiant peut advenir C’est sans doute ce qui explique à cet age l’apparition de  procédures spontanées de classements et de différenciations, comme si l’enfant cherchait à préciser ce qui distingue deux objets comparables. C’est d’ailleurs vers  cette époque qu’il devient plus aisé à l’adulte de rectifier les  erreurs de l’enfant. C’est aussi vers ce moment-là que l’enfant prend plaisir à répéter. Répéter le mot devient une façon de jouer avec la chose.
De manière générale, le croisement de la ligne ” ça, voila, encore” et de la ligne ” onomatopée ” permet  également l’articulation de deux types de codages: le codage lié à la mémoire du ” ou/quand “(mémoire événementielle) et le codage lié à  la mémoire du “quoi ” (mémoire sémantique). A partir de là, le geste métonymique  phonatoire producteur de l’onomatopée va pouvoir trouver à s’ associer à un trait de l’objet, celui   qui a produit sur l’enfant un effet affectif particulier (et qui relève de la problèmatique du ” quoi “)

La dernière étape est d’ordinaire rapportée à ce que l’on nomme ” explosion du vocabulaire “, vers la fin de la seconde année A cette période, l’enfant va tenter de  réduire l’emploi des mots à leur seule valeur canonique en précisant les différences entre catégories d’objets comparables. Son ” travail ” linguistique et cognitif  consiste à rapporter à  une nouvelle classe pourvue d’un nouveau nom ce qui se rapproche d’une classe qu’il connaît déjà , ce qui est à la frontière de cette classe, mais ne s’y inscrit pas vraiment. Ce qui déclenche la procédure, c’est cette proximité qui n’est pas identité,  et qui est alors de l’ordre de l’étrangement familier. La stabilisation du repérage de ces objets en marge d’une classe connue  ne peut évidemment se faire que si l’enfant parvient à nommer d’un autre nom l’objet qui est pareil sans être vraiment pareil. Ici, comme l’on voit, l’effet  de catégorisation liée à l’emploi du mot a changé. Si avec  l’onomatopée   il s’agissait   de ramener  l’inconnu au familier, cette fois,  c’est de la caractérisation de la différence qu’il s’agit.

Ainsi, dans les premiers mots de l’enfant nous avons distingué entre ceux qui construisent le modus  (série ” encore, ça, non  “) et ceux qui construisent le dictum (série ” onomatopée “). Un bouleversement se produit quand les deux lignes se croisent, en particulier dans le registre des onomatopées.  Le  signifiant qui ne codait initialement que les contextes événementiels et  spatio-temporel où apparaissent les scénarios (ceci par mise en jeu d’une ‘mémoire’ du ” quand et du où “) va  progressivement associer   la prise en compte des propriétés des objets eux-mêmes ( lequel met en jeu la mémoire affective liée à celle du ‘quoi’)

La forme des signes utilisés par chaque type de mémoire est différente.  La mémoire du ‘quoi’ note des traits inhérents à l’objet lui même, des propriétés au sens banal du terme. La mémoire du ‘où’ repose en revanche sur  indices qui ne sont pas  réellement des  propriétés du contexte mais plutôt des éléments essentiels au déroulement du scénario qui vient s’y inscrire dans la situation mémorisée. On verra plus bas le cas d’un enfant qui joue à souffler d’abord sur une bougie, puis sur une allumette allumée, puis sur une boite d’allumette, puis sur une lampe, puis sur des chaussons dorés de sa mère. L’indice est ici constitué par un tout que l’on pourrait caractériser comme un point lumineux  et fragile sur un fond noir sur lequel le scénario du souffle peut s’articuler. L’indice rappelle la situation dans sa globalité (le jeu de ‘souffler sur quelque chose de lumineux pour faire disparaître cette luminosité’). Il  ne permet aucune comparaison, aucun contraste entre situations. Très souvent, dans ces premiers jeux qui conduisent à la catégorisation, le jeu sonore et l’émergence d’un mot ou d’une onomatopée caractéristique du jeu est un élément décisif. Autrement dit, le signifiant est inclus dans la définition du référent typique. Il en devient l’emblème par métonymie.

De manière générale, la catégorisation finale d’un objet s’appuie sur la mise en jeu croisée de   traits et d’indices. Mais le poids respectif de la mémoire du ‘où’ (la mémoire des indices) et celle du ‘quoi'(celle des traits) varie au fil du temps. La balance initiale se fait en faveur du ‘où’ et d’une catégorisation par les indices de contexte. L’évolution se fait en faveur d’une incidence plus marquée de la catégorisation en termes de mémoire du quoi, laquelle se fonde sur les propriétés intrinsèques de l’objet à classer.  Le croisement des deux lignes (la ligne de type ” ça, encore, non, voilà, apu ” et la ligne de l’onomatopée) permet évidemment l’agencement du quoi et du où. Le ” quoi ” est de l’ordre réceptif hors de toute manipulation, au contraire du ” ou/quand ” qui est crucialement lié à la motricité.

L’acceptation douloureuse de l’ailleurs et de la  perte

Vient ensuite une courte période ,de 1an 4 mois à 1 an six mois au cours de laquelle l’enfant s’achemine vers une capacité à prendre en compte ses représentations, même en l’absence de tout retour possible vers l’actualité. Du point de vue des jeux, c’est la période où l’on voit éclore les simulations et les jeux en comme si (il fait semblant de nourrir ses ours, etc.). C’est aussi  la période où l’enfant commence à noter l’absence des  choses  sans chercher à ce que ce constat ne pèse sur leur retour. Toutefois, ceci se fait encore  sur un mode singulier ou la  distinction entre l’expression du manque et du désagrément  ne se fait pas nettement. Dans une observation relevée par  M. Brigaudiot et C. Nicolas   une petite fille dit ‘bapum’ et lève  ses paumes pour signifier  quelque chose qui  se situe entre ‘apu’/’pas là’ et ‘badaboum’, entre ce qui n’est plus et ce qui est tombé, ce qui s’est défait, ce qui est cassé. C’est également ce mélange  que l’on retrouve dans l’apparition fréquente de ces constats d’impuissance où  l’enfant s’écrie ‘peux pas’ devant une situation où il ne parvient pas  à  ses fins. Le langage traduit un affect dépressif qui peut alors unifier des situations désagréables différentes. Le mot prononcé ne vaut plus ni comme avec  ” encore ”  une anticipation du retour de la chose, ni comme avec ” broum ” une métaphore  du  scénario moteur lié à  la manipulation d’un objet. Il est tout cela à la fois.

L’explosion des dix huit mois

C’est entre un an six mois et deux ans que le langage se met définitivement en route. C’est à peu près à ce moment là que l’enfant est en mesure de dire ‘apu’ lorsqu’il ne trouve plus dans la situation présente ce qu’il souhaiterait y trouver. Il  s’agit cette fois d’un constat d’absence pur et simple: ce n’est ni un appel à la mère pour que le vide soit comblé ni un jugement de désagrément porté sur la situation actuelle. ‘Apu’  constitue un renoncement au retour effectif de l’objet dans l’actualité, mais un renoncement  compatible cependant avec un maintien de la représentation. Celle-ci peut alors être envisagée pour elle-même, en dehors de son plus ou moins de chance à faire retour dans l’actualité.

On peut mettre ce qui vient d’être dit en relation  avec un tournant observable dans les emplois du ‘non’. C’est à cette période en effet que le ‘non’ fait  son apparition dans le monologue dans les moments où, confronté à une difficulté, l’enfant constate l’inadéquation  d’une méthode et s’apprête à y renoncer au profit d’une autre.

Cette reconnaissance de l’absence en tant que telle se marque également dans la représentation que l’enfant peut avoir de la pensée de l’autre. On l’a vu plus haut, dans un premier temps, la pensée de l’autre  est seulement envisagée comme complémentaire, opposée ou identique à la sienne propre.  Elle ne peut encore être simplement différente. Ce n’est  que  lorsque l’enfant  envisage que sa mère puisse penser à autre chose que ce à quoi il pense  lui-même que celle-ci se voit reconnue son plein statut d’altérité.  Il accepte alors de s’intéresser à la pensée de l’autre et à la pensée tout court sans nécessairement la ramener à ce qu’il veut, à ce qu’il aime ou à ce qui l’intéresse.

Cet intérêt nouveau pour la représentation en tant que telle, hors de son lien à l’actualité ou avec un centrage exclusif sur ce qui constitue l’objet d’un désir, se trouve être contemporain de ce que l’on nomme parfois l’explosion du vocabulaire. Bien entendu, cette explosion tient à la maturation  des capacités instrumentales de stockage et de traitement du langage. Mais elle tient aussi  à la capacité que l’enfant acquiert de considérer  les représentations les unes par rapport aux autres, grâce au recours aux mots, et  sans se  focaliser sur le retour dans l’actualité du référent correspondant à  telle  d’entre elles. Cette nouvelle capacité de jeu sur les représentations va permettre un développement du vocabulaire sur un mode qui n’est plus celui de la surextension, du rapprochement de référents similaires. Cette fois c’est au contraire la mise au jour des différences entre objets du même ordre qui va donner lieu à l’adoption  de mots nouveaux.   Entre un an six mois et deux ans, on peut penser que le vocabulaire d’un enfant normal en vient à dépasser le seuil des cinquante mots. Cette masse critique implique une réorganisation de ce que l’on nomme parfois le lexique mental. Ceci se traduit par une sorte de régression passagère et l’apparition d’un nouveau style d’erreur dans la façon dont l’enfant réalise ses signifiants.

Deux ans, deux mots

Enfin,  vers deux ans  l’enfant est en mesure de former des énoncés à deux mots. Comme on l’a souvent fait remarquer, c’est à partir de ce moment qu’il peut s’affranchir de l’appui que lui fournissait jusque là la situation présente pour établir un thème commun de dialogue avec l’adulte. Sitôt que l’on peut former un énoncé à deux termes, le premier peut mettre en place un thème tandis que le  second exprime ce qu’on veut en dire. Toutefois, dans les premiers énoncés de l’enfant, l’ordre est souvent inverse: vient en premier ce qui pour l’enfant constitue le cour de son propos, ce qui constitue l’enjeu d’un litige possible, puis seulement ce à quoi il se rapporte. C’est ainsi, par exemple, qu’un enfant qui veut se nourrir tout seul dira  ‘moi, manger’ pour s’opposer à la cuiller  pleine que lui tend  sa mère.  A partir de deux mots, la voie est  ouverte pour que le langage puisse se déployer. De manière générale,  même si des acquisitions essentielles  restent encore à faire (mise en place du ‘je’, récit, comparaison, relation d’appartenance) l’essentiel des opérations symboliques exprimées par le recours au langage  s’est alors installé.

Parler, pourquoi faire ?

Parvenu au terme de ce bref survol, on peut chercher à mesurer le gain symbolique que le langage autorise. Quel intérêt y a-t-il à ne pas s’en tenir à cet  état de la communication  où l’échange passait par la mimique et le geste? La question peut surprendre, mais on ne manquera pas de se la poser, particulièrement au vu des récents travaux qui montrent la précocité et la diversité de certains savoir  faire du nourrisson.

En bref, je soutiendrai l’idée que  bien plus que de permettre  au sujet de manipuler des choses en leur absence, le langage l’autorise à prendre de la distance par rapport à sa propre pensée. Il permet au sujet de cristalliser dans un symbole de ce que  lui-même pense de  ses propres pensées, la  façon dont il les situe par rapport à l’actualité, certes, mais aussi par rapport à   la pensée de l’autre, et enfin par rapport à son propre processus de pensée. En sorte que si le  langage   permet de manipuler des objets en leur absence, il permet surtout  au sujet de penser sa propre pensée. C’est  cette réflexion sur la pensée qui trouve à se dire dans les  premiers mots tels que ‘ça, encore,  non et apu’. Or formuler une pensée sur sa pensée, c’est se donner les moyens de changer de point de vue sur ce que l’on pense.  Comme le faisait remarquer René Diatkine, cette émancipation est tributaire  d’un certain rapport au langage qui permette au sujet de l’investir en tant que source de jeu toujours renouvelé sur les représentations plutôt que comme dispositif visant au retour de la satisfaction. Car le langage ne sert pas seulement à faire revenir ce qui était absent. Il sert surtout à faire varier le point de vue que l’on a sur sa propre pensée, à tisser des liens entre ses pensées. Changer d’idée sur ses idées, tel est la liberté que la langue autorise.