Société Psychanalytique de Paris

Pourquoi l’anthropologie ?

A ses origines la psychanalyse est plus proche de la biologie, de la physiologie, de la physique, de la chimie comme modèle et comme perspective d’avenir. Cependant l’ethnologie, la mythologie, l’archéologie, la préhistoire l’étymologie, la linguistique apportent à leur tour des ouvertures aux psychanalystes de la première génération habités par une ferveur interprétative de tous les phénomènes humains (Minutes de la Société de Vienne Tomes I,II,III,IV). L’exemple vient de Freud lui-même passionné de préhistoire, d’archeologie, de mythologie grecque, d’ethnologie. Sa bibliothèque compte une grande quantité d’ouvrages d’ethnologie.

Que de démarches pour remonter le temps tel un « détective », Freud n’a-t-il pas faites.

 

Une communauté d’intérêts s’installe dès les premiers temps entre ethnologie et psychanalyse. La quête de données méta-anthropologiques scientifiques est au service de la cure psychanalytique, de la connaissance de la névrose et de certains aspects de la vie psychique humaine. Symbolisme et rêve attirent la curiosité quasi générale des anthropologues, même si le complexe nucléaire des névroses comme source de la vie fantasmatique, de la structuration psychique n’est pas élucidé. A cette époque, la psychanalyse (1906-1920) a tenu pour interchangeables les données venues des différentes disciplines. Avec les premières enquêtes de terrain ethnologiques sur les coutumes des sociétés dites primitives par rapport aux sociétés occidentales s’affirme la demande des psychanalystes et de Freud. Les systèmes de parenté étudiés depuis les vingt dernières années du XIXème siècle, par l’anthropologue L.H.Morgan, donnent à Freud des arguments concernant autant le meurtre du père et l’échange des femmes que la prohibition de l’inceste. Le sous-titre de « Totem et Tabou » est : « quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés ». Inspiré par le rêve, Freud associe le « rêve typique » à une expérience universelle. Plus encore, l’ambivalence, l’animisme, la magie sont des phénomènes ethnologiques que la psychanalyse aborde et adopte dans son corpus (Totem et Tabou, 1913).

 

Cette communauté d’intérêts avec les psychanalystes se poursuivra longtemps après. Les apports de Marcel Mauss ou de Roger Bastide en font partie.

 

Mais pourquoi en rester là. Sortez de « Totem et tabou » dira A .Green aux anthropologues dans la préface de « Œdipe Chasseur » de B.Juillerat (1993). Les « matrices symboliques inconscientes» se trouvent acceptées comme étant à l’origine des processus individuels de socialisation et d’humanisation. Certains anthropologues vont même plus loin : « L’emprunt à la théorie freudienne de quelques-uns de ses concepts fondamentaux nous permettra de proposer une interprétation fondée sur la révélation d’un sens latent que dissimulent tout autant l’élaboration narrative que la substitution de symboles naturalistes aux signifiants-clefs (mère, père, phallus, mort, identité sexuelle) révélateurs d’un signifié sinon ultime du moins plus fondamental.» (B.Juillerat, 2003).

 

Un pas est fait.

 

Les questions sont posées

  • D’où venons-nous ? L’originaire est la première des questions tant de la vie biologique et de la vie psychique de l’homme que de la vie sociale. Les notions de primitif, de primitivité, de primordial, d’archaïque, les définitions d’onto ou de phylogénique leur sont complémentaires. Les interrogations se concentrent sur l’origine de la vie psychique, de « la vie des peuples.
  • Une question complémentaire concerne le mécanisme de la transmission des caractères psychiques ou traumatiques selon l’ordre transgénérationnel, l’héritage et la filiation.
  • la troisième question est plus proche des préoccupations de l’anthropologue et du linguiste, mais dans le droit fil de la question du langage et du sens : elle concerne des modalités de langage et de possession éloignées de la pensée rationnelle et logique.
  • La quatrième concerne la magie et l’acte magique, l’acte divinatoire et thérapeutique, ses circonstances et les effets de son accomplissement.
  • La recherche des causes pathogènes en psychanalyse tout comme le cheminement de la cure vont de l’extérieur et du présent vers l’antérieur et l’intérieur, vers les structures refoulées, vers les restes cryptiques des expériences traumatiques.

Que d’occurrences et de récurrences du terme d’originaire dans la théorie freudienne. Homme des origines ! Inconscient originaire ! Langage originaire ! Scènes originaires ou primitives repérées dès 1899 ? Mythe d’origine de la séduction ? « Fantasmes originaires… ou trésor de fantasmes inconscients… chez tous les enfants des hommes » (1915).

Qui dit genèse, onto ou phylo, généalogie, renvoie à ce qui est avant. Le présent a toujours une histoire à reconstituer. Ce mouvement régrédient est continu. Le sexuel est précédé par du non-sexuel et cette temporalité se dit sexuelle. Mais en quoi ce qui est retrouvé est-il au plus près de ce qui est avant ? Cheminement régrédient à l’infini vers l’origine ! Vers le sujet avant le sujet ? La passion de l’originaire de et dans la psychanalyse est insatiable. Nos théories sexuelles infantiles sont sans fin.

Et le meurtre du père à l’origine de la culpabilité, du remords, au fondement de la vie sociale et morale, de la loi et des interdictions ? Et le meurtre du père idéalisé de la horde primitive ? On ne saurait s’en passer. « L’idée d’un complexe générateur de symboles sans le parricide originaire est inacceptable » (A.Green). Les destins de pulsions évoluent vers des objectifs moraux et élevés. Les pulsions « s’ennoblissent » selon les termes mêmes de Freud (1915).

 

L’anthropologie est-elle tenue de donner à cette recherche du primitif des réponses preuves en mains, au nom d’indices historiques, ou préhistoriques ou exotiques ? On peut ne pas en douter. Un savoir est peut-être désiré, qui proposerait des faits visibles et objectifs à cette approche de faits consacrée surtout à la place des phénomènes de langage? Une archéologie des faits de psychopathologie qui serait aussi une cartographie effaceraient les hésitations? On attendrait des anthropologues des informations d’où l’on observe l’homme dans des situations culturelles diverses et à des étapes diverses de l’évolution supposée de l’espèce humaines.

 

Pourtant la recherche de preuves laisse de mauvais souvenirs. Le complexe d’Œdipe se nomme et s’installe dans la psychanalyse entre 1897 à 1923 : il est identifié comme endogène, projeté à partir d’un « germe » commun à tous les hommes, conçu sur un parcours inéluctable (développement, acmé, chute ou disparition), inscrit dans une historicité sur trois générations, reconstruit dans l’après-coup.

 

La condamnation de sa nature universelle par les anthropologues survient entre 1924 et 1930.

Il y a presque cent ans que Bronislav Malinowski a fait théorie de son angoisse en découvrant effrayé la sexualité des Trobriandais! Le voyage de Geza Roheim de l’Ile Normanby au territoire californien des Yumas, au nom du complexe d’Oedipe en est un échec exemplaire(1928). L’une et l’autre de ces tentatives apparaissent aujourd’hui comme bien inutiles et à l’écart et de la psychanalyse et de l’anthropologie.

 

« Pierre angulaire des névroses », le complexe d’Oedipe sera néanmoins le départ de feu entre anthropologie et psychanalyse et ces fausses-preuves auront la vie longue.

 

Complexe d’Oedipe en 2010 ? aujourd’hui comme hier, « noyau dur en germe » dans tout être humain. Le complexe d’Oedipe n’est plus une question outrageante pour la mythologie… ! L’Oedipe structural appartient à tous. Les anthropologues admettent aujourd’hui que tout sujet fait partie intégrante d’une triangulation originaire parent-enfant. La position individuelle et sociale d’un sujet humain se définit comme liée à «…un modèle de triangulation généralisée à tiers variable»( A.Green,1999). Le sujet est celui de la double différence : celle des sexes et des générations. La loi de l’Oedipe devient celle d’une nécessaire séparation des sexes et des générations.

 

Ces questions qui hantent la psychanalyse depuis ses origines et tenaillent les psychanalystes ont-elles trouvé des réponses ? ou ne leur faudrait-il pas d’autres formulations ? Ces questions ne peuvent-elles être inspirées par les apports de sciences autres? Dans le droit fil des sciences humaines qui viennent aujourd’hui compléter les références des deux disciplines, se trouvent l’éthologie, la sociologie, l’esthétique. L’étude des systèmes de parenté qui a une place prééminente dans l’anthropologie en est directement bénéficiaire. Oui bien sûr mais la moindre réponse doit être soumise aux rigueurs de la méthode et de la réflexion.

 

D’autres perspectives

Au fond de ces questions demeurent inchangés la place du sexuel et du culturel dans la psyché, l’existence d’une superstructure refoulante opposée au çà, la dynamique du renoncement pulsionnel, le maintien et la transmission du vivant et du primitif avec le civilisé. Bref des idées sur l’hétérogénéité de la vie psychique et ses séquences logiques.

 

Mais pour autant, serait-on passé du pouvoir des ancêtres à celui de la sexualité humaine ? Non, pour les anthropologues, le sexuel est lié au pulsionnel et à son renoncement, au refoulement du dérangeant.

Il n’est pas lié au discours parental ni au langage, au corps, à l’autre étranger, à l’autre inconscient, à la satisfaction des motions pulsionnelles, à la passivité que l’on connait de l’enfant…

 

La ligne de partage des idées et des théories entre anthropologie et psychanalyse se trouverait là, sur le sexuel. Une longue traversée ou une longue explication dans ce sens restent à faire.

 

Que devient le meurtre originaire de Freud dans l’anthropologie ? Remplacé par l’avènement du langage et par l’apparition de l’ordre symbolique (C.Lévi-Strauss), sorte de Bing Bang symbolique, annonciateur de structures. Le meurtre parricidaire à la Freud est pour l’anthropologie du XXème siècle, du déjà-vu ou du souvent-vu dans la diversité culturelle. Le divorce entre anthropologie et psychanalyse s’en est suivi.

 

Il est vrai que des objets propres à une anthropologie refondée et communs à la psychanalyse tels la parenté et les productions de l’esprit humain comme les mythes apparaissent juste à la deuxième moitié du XXème siècle.

 

Parlons au futur. D’autres objets fondateurs de la vie psychique tels le maternel, le féminin, le paternel intéresseront-ils les anthropologues, sur leurs terrains ? A leur suite, des questions ouvertes par l’approche clinique de la souffrance humaine seront-elles ouvertes ? Enfin ! Les aspects collectifs de « deshumanisation » ou d’« inhumanité », l’éradication, la destitution de l’être et du langage, l’effacement même de la figure de la mort et des vestiges , bref ce que A.Green appelle « la chute de la raison humaniste » au XX ème siècle, vont-ils interroger le démonique, cliniquement ?

 

Impossible de trouver des réponses tant que les questions ne seront pas posées de diverses façons et de différents horizons. Faire preuve d’imagination est nécessaire et difficile, dit l’anthropologue M. Godelier à partir de la question fondamentale et indéniablement anthropologique de la prohibition de l’inceste. « Conjecturer sur la nature et les fondements de la prohibition de l’inceste, c’est faire acte d’imagination. C’est placer certains faits connus et relativement bien attestés sous un éclairage particulier, dans l’espoir de faire apparaître des liens, des connexions possibles et plausibles qui auraient un certain pouvoir d’explication globale….Bref conjecturer sur les origines de quelque chose, c’est écrire le scénario d’une pièce qui a déjà été jouée, qui se joue et se rejoue sous nos yeux sans qu’on comprenne bien les séquences et les raisons. »

 

Lui-même propose un scénario ni freudien ni lévi-straussien introduisant « les processus prenant place dans la longue durée de l’évolution humaine ». Le psychanalyste travaille, on le sait aussi, à faire des liens et il peut avoir le même langage.

 

Jean Laplanche interroge à plusieurs reprises la passion de Freud pour la préhistoire et la phylogenèse.

 

Une passion, critiquée aujourd’hui et par lui, non pour sa valeur génératrice d’un espace de pensées en psychanalyse mais pour son lien au réel et (plus grave) «l’insertion du symbolique dans un scénario imaginaire le plus radicalement institué dans le réel du corps » (J.Laplanche, 1985).

 

Fantasmagorie ou réalité ? Fantasmagorie de la part du réaliste qu’est pourtant Freud. « Faux-problèmes » dit le traducteur des OCF. Freud est une fois de plus poussé à la contradiction: entre réel et fantasmagorie (1987), « fantasmagorie gothique » ajoutera G.Steiner. Laplanche affirme : «..Dans cette fausse synthèse qu’est le passé de l’espèce humaine conservé en schèmes héréditairement transmis…, Freud retrouverait l’opposition entre événement et constitution ».

 

Le XIXème siècle n’en finirait pas. Darwin père de la psychanalyse ? La recherche d’un réel phylogénique aboutit à la croyance d’un avant-réel inamovible et inaccessible fondateur, sorte de pré-structure équivalente à un ordre symbolique ou pré-symbolique que l’on trouve chez Lacan et Lévi-Strauss. L’enfermement idéologique de l’anthropologie et parfois de la psychanalyse a eu lieu.

 

« Naïveté du phylogénique chez Freud… Masque pseudo-scientifique de la phylogenèse » dit encore Laplanche. « Sous le masque pseudo-scientifique de la phylogenèse…dans l’appel aux traces mnésiques héritées… dans cette préhistoire mythique de l’espèce… s’affirme l’existence d’une pré-structure inaccessible au sujet… échappant à sa cuisine intérieure… » confirme le réaliste lecteur de Freud. Fausse voie que la phylogenèse dans laquelle « l’homme est le dernier chaînon… » de l’ensemble de l’évolution de la vie.

 

De là pourrait venir l’importance accordée à l’ébranlement, au surgissement traumatique de la sexualité, et aussi à ses origines? Et la valeur anthropologique de la séduction de l’enfant par l’adulte séducteur ?

 

Les mises en question radicales, violentes, les nouvelles mises en ordre ne sont pas terminées. Sans doute s’avèrent-elles favorables à un point de vue anthropologique. Laplanche attaque. Pour ce qui est du complexe d’Œdipe, c’est la triangulation subjective à coup sûr qui relève de la situation universelle parent-enfant, mais cette triangulation peut varier. Alors se pose la question de sa nature occasionnelle : « Que restera-t-il dans quelques décennies du complexe d’Oedipe au sens classique ? Qui peut parier sur la subsistance de l’Oedipe sur laquelle se fonde Freud ? » (1987). L’Oedipe est une forme parmi d’autres dans l’histoire de l’espèce humaine.

 

Le meurtre, l’Oedipe pourraient tomber dans la contingence et se retrouver placés dans les scènes originaires de la psychanalyse du XXème siècle ou dans le scénario fantasmagorique de la horde primitive du XIX ème siècle… C’est là un propos que ne peut désavouer l’anthropologue M.Godelier qui a consacré un énorme ouvrage aux systèmes de parenté et à leurs métamorphoses (2004).

 

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Peut-on sortir du désastre idéologique, des clôtures théoriques, des manœuvres réductrices ?

Il ne s’agit pas dans ces ouvertures proposées par le site de la SPP de se limiter à l’histoire ou aux théories de l’anthropologie et de la psychanalyse, à leurs concepts, à leurs rencontres ou à leurs évitements. Il ne s’agit pas d’ignorer leurs soubassements scientifiques ou leurs chronologies, même si quelques références sont nécessaires. Il s’agit d’ouvrir la réflexion sur ce qui dans la psychanalyse peut faire question à l’anthropologie et il s’agit aussi de soutenir un ébranlement de nos pensées.