Société Psychanalytique de Paris

Tensions, tendances, critiques

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Dès 1946, on l’a vu, les réunions de la Société psychanalytique de Paris ont retrouvé leur rythme mensuel, sous la présidence de John Leuba. Le 25 juillet 1946, on renoue avec la tradition des Congrès de Psychanalystes de Langue française, à Montreux. Deux mois plus tard, Henri Ey, qui va prendre la direction d’une Evolution psychiatrique reconstituée après la Libération, permet, au cours de ses Journées de Bonneval, l’audition d’un rapport de Julien Rouart sur l’origine psychique des maladies mentales et d’une conférence de Jacques Lacan intitulée “Propos sur la causalité psychique”.

Lors de la première réunion officiellement enregistrée de la SPP, en novembre 1946, comme un symbole de continuité avec l’avant-guerre, Angelo Hesnard fait un exposé. Cinq nouveaux membres titulaires seront bientôt élus : André Berge, Juliette Favez-Boutonier, Serge Lebovici et deux collègues belges, Fernand Lechat et Maurice Dugautiez, se joignant aux treize rescapés des années 30. Vingt membres adhérents complètent la liste avec, parmi les récents promus, Maurice Benassy, Maurice Bouvet, René Held et S. A. Shentoub. En juillet 1947, un nouvel éditeur, les Presses Universitaires de France, accepte de faire reparaître la Revue française de psychanalyse dont le premier numéro sera publié en 1948.

Tout semble pouvoir recommencer, y compris les querelles, mais rien ne sera plus comme avant. D’autant que dans le monde la guerre froide succède aux embrassades de la victoire. Le Parti communiste français entreprend en 1947 de lutter contre le nouvel ennemi de l’Union soviétique, l’impérialisme américain. A la suite du rapport de Jdanov au Komintern, La Nouvelle Critique, dirigée par Jean Kanapa, suivie par L’Humanité et Les Lettres françaises, va désigner la [p.47] psychanalyse, assimilée au dollar ou au Coca-Cola, comme agent corrupteur destiné à anesthésier la lutte des classes. De mars 1948 à mai 1949, c’est le blocus de Berlin par l’Union soviétique. Le 4 avril 1949, la signature à Washington du traité de naissance de l’O.T.A.N.

Il faut n’avoir pas connu l’atmosphère de la guerre, de l’Occupation, de la Libération et de l’après-guerre pour ne pas comprendre le débat de conscience qui se déroule alors pour ceux des nouveaux venus de la SPP qui ont fait une partie de leurs humanités dans les maquis et continuent de militer au P.C.F. Tandis que les réunions scientifiques reprennent leur rythme de croisière, que l’on élit membres titulaires Pierre Mâle et Maurice Bouvet, en 1948, des pressions se font sentir, l’appareil du Parti exige.

En juin 1949, La Nouvelle Critique publie un article fracassant où l’on sent bien qu’il s’agit de “mouiller” sérieusement ses signataires – opération réussie puisqu’on continue à le brandir pour leur en faire reproche, oubliant l’époque de sa parution, leur âge (aux alentours de la trentaine), leurs années de compagnonnage et de lutte dans la clandestinité contre l’occupant.

On y retrouve évidemment les vieux arguments que Georges Politzer avait employés avant la guerre, lorsque à son enthousiasme pour la psychanalyse avait succédé une critique acerbe. Dès 1929, son éphémère Revue de psychologie concrète avait publié quelques échos de sa polémique avec Angelo Hesnard, mais sa condamnation de la psychanalyse d’un point de vue marxiste avait été beaucoup plus catégorique ensuite.

“Idéologie réactionnaire” dit le titre en 1949… Née à Vienne, liée aux besoins de la famille paternaliste bourgeoise, traitant une minorité de malades sélectionnés par l’argent, basée sur l’irrationalisme et l’individualisme, la psychanalyse pervertit les jeunes psychiatres sous-payés. Pis, elle les entraîne dans le “mythe d’un inconscient en soi”, le “chosisme des instincts”, [p.48] un “Oedipe qui n’est ni universel ni constant”, une “pseudo-transcendance des complexes”. Il est clair que “cet individualisme revient à la négation de toute possibilité de transformation de l’ordre social”.

Les psychiatres des Asiles qui signent ce manifeste prêchent pour leur paroisse en réclamant crédits et pouvoirs accrus. Quant aux autres signataires, Jean Kestemberg, analysé de Lacan, sa femme Evelyne, analysée de Marc Schlumberger, Serge Lebovici et S. A. Shentoub, ils ne tarderont pas à désavouer ce texte en quittant le Parti où ils militaient depuis l’occupation.

En 1950, La Pensée catholique, démontrant ainsi que les manoeuvres séductrices de Psyché n’ont pas encore totalement abouti, remarquera : “Il est triste de constater que certaines réactions, à tout prendre judicieuses, contre le freudisme, sont le fait de psychiatres marxistes dont la compétence est réelle.”

L’anathème lancé contre la psychanalyse se trouvera toutefois oublié quelque vingt ans plus tard par un parti communiste qui tentera l’approche de cette idéologie bourgeoise jadis tant vilipendée, par le biais des théories lacaniennes relues par Louis Althusser. Quant aux milieux religieux, ils ne tarderont pas à envahir divans et séminaires psychanalytiques ouverts, après une période d’incubation en petits groupes discrets. Enterrés, mais prompts à reparaître, dépoussiérés et remis au style du jour, les arguments critiques utilisés en 1914, 1926, 1938, 1940, 1949… refleuriront dans certains mouvements gauchistes de l’après-mai 1968, pour dénoncer à nouveau le “pouvoir” des psychanalystes, leur pensée réactionnaire, le décidément inassimilable “complexe d’Oedipe”, et bientôt, au nom d’un certain “féminisme”, la misogynie de ce puritain-juif-petit- bourgeois-viennois de Freud…

L’article de La Nouvelle Critique a fait référence à Jacques Lacan. C’est un signe des temps et la recon- [p.49] naissance de ce style lacanien qui va progressivement prendre la première place dans le discours analytique français, et cela pendant au moins trente-cinq ans. Comme avant la guerre, sa personnalité séduit et agace. Mais avec le poids de l’ancienneté et de la maturité : il approche les cinquante ans, suivi de peu par Nacht et Lagache. La guerre a bouleversé les règles du jeu institutionnel et c’est à la génération de ces trois hommes de saisir la direction du mouvement psychanalytique en France avant que de jeunes loups formés au combat ne viennent s’en emparer.

Si Lacan a pris de la distance par rapport aux Asiles et s’est tourné vers le clan des philosophes, Sacha Nacht (1901-1977) reste résolument fidèle à cette vocation de médecin qu’il avait proclamée dès sa prime enfance. Ses manières sont rudes, son autoritarisme évident, on l’a surnommé “le satrape”, et c’est avec force, détermination et brutalité parfois qu’il prendra la tête des affaires de la Société, puis de cet Institut qu’il créera, et cela pendant treize ans. Il est peu aimé, sinon peut-être de Jacques Lacan, son très proche ami, mais admiré, craint et respecté pour son bon sens. Il inspire confiance et, même s’il lui arrive de le traiter de “gangster” à cause de ses manières dictatoriales, la princesse finira par le préférer au fuyant et peu crédible Lacan, l’homme qui promet tout pour se sortir des situations difficiles, mais n’honore pas ses engagements.

À Lacan le royaume des mots, de la parole. A Nacht celui de la “présence”, cette qualité qu’il requiert des psychanalystes encore plus qu’une “bonté” dont l’existence peut faire sourire ceux qui n’ont connu de lui que l’écorce rugueuse. Nacht est plus compliqué et incertain que ses manières ne le laissent supposer. Protégé par ses ukases et ses phrases à l’emporte-pièce, il abrite derrière des allures cassantes et pour certains terrorisantes une malice et une sensibilité à laquelle il ne [p.50] donnera un cours presque mystique qu’à la fin de sa vie.

Sa rupture avec Lacan ne sera pas chose facile, mais une fois jugée nécessaire il la mènera rondement, quitte à y frôler un jour la mort dans un accident. Pour le moment ils sont encore amis très proches, tous deux rapporteurs au XIe Congrès des Psychanalystes de Langue française qui a lieu en 1948 à Bruxelles (car la plupart des analystes belges entretiennent des contacts très étroits avec la SPP), sur le thème, ô combien annonciateur, de “L’agressivité en psychanalyse”. Daniel Lagache (1903-1972), lui, se sent plutôt en marge de ce couple et souffre d’un isolement que la guerre a accentué. N’aimant ni l’un ni l’autre et peu apprécié d’eux, il va chercher appui auprès du groupe des analysés de Laforgue qui se trouvent sans doute un peu désemparés du fait de l’éclipse dont souffre leur analyste. Une carrière commune l’unit d’ailleurs à Juliette Favez-Boutonier qui lui a succédé à la chaire de psychologie de Strasbourg et qui prendra sa suite à la Sorbonne lorsqu’il se verra attribuer en 1954 la chaire de psychopathologie. Il se présente extérieurement comme un universitaire au caractère exigeant, assez rigoureux, sinon rigoriste, soucieux de garder ses distances au moyen d’une ironie un peu froide qui coupe court aux débordements affectifs. Il se sait un maître et se voit reconnu comme tel, le sérieux et le poids de ses travaux lui assurant une audience bien différente de celle que valent à Lacan la vivacité de son intelligence et ses toujours surprenantes créations théoriques. Lagache étudie à fond ses thèmes, la jalousie, le transfert, la psychocriminogenèse, dans un style ordonné qui cite ses références. Il se montre bien différent de Nacht qui affecte de négliger le “trop théorique” et s’efforce de parler avec simplicité d’une clinique quotidienne où chaque analyste et chaque analysé pourront se retrouver. Là où [p.51] Nacht met de l’évidence, Lagache précise la recherche. Là où Nacht s’efforce de “guérir”, Lacan de “créer”, Lagache s’applique à comprendre et à expliquer. Les trois directions entre lesquelles s’écartèle la psychanalyse depuis les tout premiers temps de sa pénétration en France trouvent leur représentant en chacun de ces hommes : la médicale, si chère au coeur des fondateurs de la Société psychanalytique de Paris dans les années 30, en Nacht qui favorise la carrière des candidats médecins, encourage les recherches de psychosomatique et préconise un enseignement codifié et hiérarchisé que doivent compléter des stages hospitaliers obligatoires. La composante psychologique, jadis illustrée par les Suisses romands, verra en Lagache un des artisans du prestigieux développement des “sciences humaines” dans le milieu intellectuel, et le promoteur opiniâtre d’une qualification psychanalytique obtenue au terme d’un cursus d’allure plutôt universitaire. Quant à Lacan, c’est au courant philosophique et littéraire qu’il vient s’adjoindre, après les surréalistes et la NRF ,accompagné de Merleau-Ponty et de Jean Hyppolite, armé de l’enseignement de Kojève et de Ferdinand de Saussure. Grâce à ses prodigieuses capacités d’assimilation et à son talent de manieur d’idées et de foules, il va parvenir dans les années 60-70, et ceci au nom de Freud, à mettre en vedette dans la vie culturelle française sa propre vision de la psychanalyse, phénomène unique dans son histoire mondiale.

Ces trois tendances possèdent chacune leur dynamique créatrice mais font également courir à l’analyse de grands risques d’enfermement et de dégradation si elles ne s’interpénètrent pas. Là où d’autres pays ont tenté une synthèse ou quelque solution fédérative, les Français choisiront l’écartèlement, aidés en cela par les personnalités divergentes des trois analysés de Loewenstein dont les ans ne feront que durcir les oppositions. Les ans et le succès, car chacun d’entre eux gar- [p.52] dera vis-à-vis des autres tendances une position plus ambiguë que ne le laissera croire son masque. Celui-ci ne se figera que peu à peu, sous la pression de l’ambition personnelle et du manichéisme d’auditoires ivres de transfert.

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