Société Psychanalytique de Paris

La chose, un reste inassimilable

Conférence du 18 décembre 2014

Françoise Coblence

La chose, un reste inassimilable

Qu’est-ce que « la chose » et en quoi a-t-elle à voir avec le traumatisme ?

1. La chose : Freud et Lacan

Dans les années 1959-1960, il revient à Lacan (Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse) d’avoir isolé « la chose » (Das Ding) dans sa lecture de l’Esquisse (ou Projet de psychologie = manuscrit écrit en 1895 dans le feu de la correspondance passionnée avec Fliess et jamais publié par Freud, mais riche de pistes passionnantes dont certaines ne seront jamais vraiment reprises).

Pour parler de « chose », deux mots en allemand : das Ding et die Sache.

Freud emploie en général Sache notamment dans l’expression « représentation de chose » (Sachvorstellung), liée (et opposée) à la représentation de mot (Wortvorstellung). Depuis son texte sur la Conception des aphasies (1891) jusqu’au Moi et le ça (1923) en passant par les textes de la Métapsychologie de 1915, Freud conçoit la représentation de chose comme un investissement (ou réinvestissement) des traces mnésiques dérivées des choses (des objets) alors que la représentation de mot englobe l’image sonore du mot et l’image visuelle de la chose. La représentation de mot est sur le trajet de la prise de conscience ; la représentation inconsciente est la seule représentation de chose. Mais on reste ici dans le domaine de la représentation, cad que la chose est posée devant (vor-stellt).

L’emploi de das Ding dans l’Esquisse :

Freud introduit « la chose » pour nommer ce qui dans le complexe perceptif est la partie incompréhensible, inassimilable et qui échappe au jugement.

« Au commencement des processus de pensée dérivés, il y a la formation du jugement à laquelle le moi parvient par une découverte faite dans son organisation, la coïncidence partielle entre les investissements de perception et les informations venues du corps. C’est ainsi que les complexes de perception se séparent en une partie constante, incomprise, la chose, et une partie changeante, compréhensible, la propriété ou le mouvement de la chose » (Esquisse, Puf, 2006, p. 688)

De la chose, on ne sait rien. On ne connaît d’elle que ses propriétés (qui changent), son mouvement. Ou, pour le dire autrement, la réalité est complexe et hétérogène, pour une part accessible au moi, pour une autre part inaccessible. Ce qui est accessible, ce sont les propriétés que le moi a  déjà expérimentées, les qualités de l’objet : il est chaud, doux, etc ; mais le substrat de ces propriétés, ce que la chose serait « en elle-même », le noyau, est inaccessible.

Quel est l’enjeu de cette dissociation ? Nous sommes, pour l’enfant de l’Esquisse – et dans la problématique du développement du moi- au moment de la formation du jugement. Freud reviendra sur les fonctions du jugement en 1925 dans La négation (Die Verneinung).

Juger c’est :

– attribuer (ou pas) une propriété à une chose (= jugement d’attribution), par exemple savoir si une chose est bonne ou nuisible, si on peut la recevoir (l’introduire en moi, la manger) ou l’expulser, la cracher;

– c’est attribuer (ou pas) l’existence d’une représentation dans la réalité (= jugement d’existence) : une chose (ein Ding) présente dans le moi existe-t-elle aussi au dehors, cad peut-elle être retrouvée dans la perception ? c’est toute la question de l’objet de la satisfaction hallucinatoire qui est posée ici. Le jugement est chargé de reconnaître l’objet (objet perdu de la satisfaction). Or comment re-connaître ce qui, par essence, échappe à la compréhension et à la connaissance ?

On peut être surpris et trouver paradoxal que ce soit le constant qui soit incompréhensible et le changeant qui soit compréhensible. Mais au fond c’est assez logique : nous comprenons et percevons ce qui change justement parce que cela change, par comparaison, en prenant conscience des variations. L’opaque est dans le semblable, dans ce qui ne change pas.

Mais, si l’on suit l’Esquisse, il faut ajouter que la part compréhensible n’est pas d’origine ; elle ne le devient que lorsque les expériences corporelles, les sensations, les images de mouvement propres au sujet sont présentes pour le moi. L’incompréhension dépasse donc largement le noyau de la chose : elle concerne également les propriétés, ou elle les a d’abord concernée. Freud écrit : « tant que les expériences corporelles font défaut, la partie variable du complexe de perception reste incomprise, c.-à.-d qu’elle peut être reproduite, mais qu’elle n’indique pas de direction pour d’autres voies de pensée. C’est ainsi par ex., que toutes les expériences sexuelles ne peuvent manifester aucun effet (…) tant que l’individu ne connaît pas de sensation sexuelle, c.-à.-d en général jusqu’au début de la puberté » (Freud, Esquisse, p. 641, mes italiques). L’opacité ne concerne donc pas seulement la chose. Elle est à la fois plus importante, mais également du même coup plus mouvante – je dirai plus dynamisante -, car nous tenons peut-être là, au sein de cet incompris, une part commune à la chose et à ses propriétés, donc une voie d’accès (partiel, indirect, incomplet, etc) à la chose.

Lacan comprend « la chose » comme l’élément qui reste étranger au sujet (l’enfant de l’Esquisse) dans l’expérience qu’il fait de l’autre semblable, le Nebenmensch si important dans l’Esquisse, celui au contact duquel l’être humain apprend à reconnaître (p. 639). L’objet recherché, l’objet de la satisfaction est toujours déjà perdu comme tel. Il ne sera jamais retrouvé (Lacan, p. 65). On le retrouve tout au plus comme regret. Ce n’est pas lui que l’on retrouve, mais ses coordonnées de plaisir, l’état de souhait et d’attente, la quête, la tension. Au fond, ce n’est pas un objet de la perception mais un objet de la satisfaction hallucinatoire, ce qui constitue notre horizon d’attente et d’attention (Lacan, p. 66). Lacan peut donc dire tout aussi bien que nous qualifions cet objet de perdu car il s’agit de le retrouver. Mais l’objet n’a jamais été perdu, quoiqu’il s’agisse essentiellement de le retrouver (Lacan, p. 72). Toujours perdu ou jamais perdu, jamais retrouvé mais toujours recherché : c’est la quête qui nous constitue, non l’existence de cet objet. Sara et César Botella (La figurabilité psychique, 2001) formulent cette contradiction par une formule saisissante : l’objet est « seulement dedans-aussi dehors ». Ils entendent par là que pour une pensée qu’ils nomment « animique » (au sens où représentations, perceptions et motricité y sont équivalents), par exemple l’hallucination du rêve qui est à la fois pensée et perception, pour cette pensée animique donc, l’objet est perçu « seulement en moi ». Dans un second temps, avec l’épreuve de réalité, l’objet est perçu « aussi dehors », l’objet étant ainsi retrouvé au dehors.

A cette structure paradoxale de l’objet (dedans/dehors, retrouvé/jamais perdu), il faut ajouter qu’il n’est jamais totalement connu. On connaîtra un objet extérieur (un sein par ex, le sein de la mère) qui ne sera jamais l’objet de la satisfaction hallucinatoire. Sara Botella comprend donc  « la chose » comme « la part hallucinatoire de la perception, ce vers quoi tend la pulsion par la voie la plus immédiate de l’hallucination, un objet – ou une part de fraction de chaque perception- à jamais inaccessible au moi  et inassimilable par lui ». Mais elle insiste sur une différence avec Lacan qui me paraît essentielle : ce que nous cherchons à trouver/retrouver ce n’est pas LA chose (das Ding) mais UNE chose (ein Ding). Car Lacan conçoit das Ding comme le « hors signifié » (p. 67), l’Autre absolu du sujet (p. 65), quelque chose d’universel et d’originaire, un « secret incommensurablement véritable », séparé des racines corporelles et de l’objet de la satisfaction hallucinatoire. En ce sens, LA chose rejoint l’Autre (le grand Autre), une altérité d’un sujet plus philosophique que psychologique, ou même anthropologique. D’ailleurs, de façon significative, Lacan renvoie à Kant la fonction de Das Ding (p. 68) : Kant fait de « la Chose en soi » le fondement inconnaissable (mais nécessaire) de tout phénomène.

La Chose devient une entité hypostasiée, entité quasi théologique, l’énigme par excellence.

2. Dominique Scarfone 

La chose et l’actuel

Dans son rapport au CPLF de Montréal, Scarfone distingue entre deux sens de l’actuel, ou deux moments (RFP, 2014-5). Le premier correspond à l’irruption d’un événement qui se présente comme obstacle, comme énigme, comme opacité ; le second qui en serait la liaison possible dans une représentation, qui lui donnerait un sens, qui en ferait l’histoire, l’inscrivant dans une dimension temporelle. Car malgré le sens que nous donnons à l’actuel (dans les actualités), l’actuel au sens 1 n’est pas inscrit dans le temps. Il surgit, est inassimilable. C’est en ce sens qu’on peut le dire traumatique car excédant toujours les capacités de représentation, les excédant et surgissant à côté, en un temps d’impréparation du sujet (de l’infans). Ce sens 1 de l’actuel est le sens que Freud donne à actuel dans les névroses actuelles (opposées aux névroses de transfert, c. à d. susceptibles de donner lieu à un transfert comme l’hystérie ou la névrose obsessionnelle). Les névroses actuelles (névrose d’angoisse, neurasthénie) trouvent leur origine dans l’actualité de l’insatisfaction sexuelle des individus, une insatisfaction, ou un excès quantitatif qui ne peut trouver de voie psychique et se décharge en pure angoisse ou en somatisations.   

Mais Freud est conscient du fait qu’il n’y a pas de pures névroses de transfert : il y a un reste irréductible, un noyau de névrose actuelle dans toute névrose. Freud compare ce noyau au grain de sable autour duquel le coquillage se forme et qui se trouve au centre de la perle, ou encore à une torsade métallique autour de laquelle les représentations inconscientes sont enfilées comme des guirlandes de fleurs (Fragment d’une analyse d’hystérie, 1905, OCP, VI, 261-263). Le cas Dora permet de comprendre ce noyau de névrose actuelle comme un « reste » organique, ou somatique. Relisant le cas Dora avec l’apport de la psychosomatique, Christian David et Michel de M’Uzan ont fait l’hypothèse que le noyau somatique serait, chez Dora, un foyer allergique (Revue de psychosomatique, n°12, 1997). Les migraines de l’enfance accapareraient une énergie qui ne sera réintégrée dans le contingent hystérique que lors de sa conversion dans l’aphonie : autour de la toux va alors s’organiser « l’habillage psychique », c. à d. le symptôme hystérique. Mais ce symptôme est lui-même en appui sur le corps érogène comme Freud le rappelle en faisant le portrait de Dora en « suçoteuse ». Dora se souvient d’elle assise par terre suçotant son pouce gauche, tandis qu’elle tiraillait en même temps de la main droite le lobe de l’oreille de son frère assis à côté d’elle. Ici, on a affaire à un mode complet d’autosatisfaction par suçotement. Toute l’analyse que propose Freud de la « complaisance somatique » de la bouche montre bien comment s’articulent le noyau somatique, lié à la succion du sein, et ses remaniements successifs qui font de la bouche et des lèvres une zone érogène complexe (OCP, VI, 232). L’habillage psychique aurait une certaine contingence (et une mobilité, une plasticité) ; le noyau organique aurait cette opacité de la chose, sa fixité qui le rend difficilement mobilisable, on pourrait dire sa viscosité (terme que Freud emploie à propos de la libido). Une fois « psychiquement habillé », il devient difficile de retrouver le noyau somatique ou organique « en lui-même ». Mais il est le « reste » d’actuel ou d’organique de toute névrose de transfert, un reste qui résiste à l’analyse : qqch  de comparable au roc biologique que Freud évoque à la fin de « Analyse avec fin, analyse sans fin » ou, au contraire, une chose inséparable de son vêtement avec lequel elle a une affinité certaine ?  

Actuel de l’Annonciation

A côté des névroses actuelles et du noyau organique, Scarfone donne d’autres exemples qui permettent de comprendre ce qu’il entend par cet actuel énigmatique, non élaboré, hétérogène à la scène psychique. Ces exemples montrent aussi comment on peut passer du sens 1 au sens 2, tout en sachant que de l’inconnaissable, un reste inassimilable demeure nécessairement. Et selon lui, il faut que ce reste demeure inassimilable, sinon on est dans une espèce de transparence absolue et de toute puissance  insupportables. Donc on pourrait dire que l’opacité de la chose est traumatique, mais qu’il serait non moins traumatique de vouloir la percer à jour. Le reste est inévitable.

Un premier exemple montre le côté « lumineux » de l’actuel ; il est emprunté à une scène d’Annonciation dans la chapelle San Giorgio à Padoue : au beau milieu de la scène de l’Annonciation un oculus, une ouverture dans l’architecture, éblouit l’œil, l’empêche de voir la peinture. Mais on se rend compte que la position de cette ouverture est exploitée par le peintre pour montrer qqch qu’il n’a pas à peindre : l’irruption d’une autre dimension ; on pourrait dire l’entrée en scène de la divinité qu’est censée raconter les scènes de l’Annonciation ; se manifeste la présence d’un invisible dans le visible. De nombreux peintres ont cherché à traduire cette hétéronomie spatiale, l’irruption d’une autre dimension dans l’espace de la représentation que le Quattrocento italien ordonne avec la construction perspectiviste. L’historien de l’art Daniel Arasse montre comment l’architecture réelle (colonnes, rebords, fenêtres) se conjugue avec l’architecture feinte, ou peinte, pour désorganiser le récit (Arasse, L’Annonciation italienne, Hazan, 1999). Les peintres (Altichiero, Masaccio, Lorenzetti, Fra Angelico, et d’autres) ont donc exploité les variations et la contingence du réel – de la chose-  pour figurer l’intrusion de cet invisible, le « me voici » de l’ange.

La chose et le sexuel

Mais cet actuel n’est pas toujours un événement aussi lumineux. On peut s’appuyer sur deux philosophes pour articuler cet actuel non pas exactement au traumatisme sexuel comme le fait Freud dans les névroses actuelles, mais au traumatisme de l’enfance, à la violence que Ferenczi a  pu le décrire dans la Confusion de langue.

Emmanuel Levinas consacre de très belles pages à décrire la Chose, le « il y a » comme la rencontre horrible avec l’impersonnel et avec le ressassement stérile de l’insomnie, l’espace nocturne où nous sommes livrés au grouillement informe. Sa réflexion, écrit-il dans Ethique et infini (1982) part de souvenirs d’enfance : « on dort seul, les grandes personnes continuent la vie ; l’enfant ressent le silence de sa chambre à coucher comme ”bruissant” » (Lévinas, p. 37-38). Pour le psychanalyste, le « remue-ménage derrière la cloison » est évidemment directement évocateur. Mais de quoi est-il évocateur : de « la chose » ou de ce qu’elle induit : une scène primitive, mais une scène déjà, ou qui pourra s’élaborer comme telle et engendrer de multiples transformations?  On voit là comment la chose peut se lier à des représentations, même si ces dernières n’en épuisent jamais l’énigme.

L’autre philosophe sur lequel s’appuie Scarfone est Jean-François Lyotard qui décrit l’enfance (l’infantia, cad le temps de l’enfance sans parole) comme un temps d’impréparation totale. L’infans, n’est pas dans le temps : comme l’écrit Lyotard, il n’est pas (ou pas encore) « emporté dans le chassé croisé du trop tôt trop tard » (Lyotard, La Confession d’Augustin, Galilée ,1998, p. 47). 

Toute la question sera de savoir comment peuvent s’inscrire et se répéter dans la cure le trauma de ces moments, dans des répétitions sans fin, où le fait de savoir (étant adulte) la violence de ce qui a été subi ne calme ni l’effraction de ce qui a été subi, l’effraction d’un sexuel des adultes incompréhensible, assimilable à un viol même si aucune violence physique n’est faite à l’enfant.

3. La chose comme l’énigme du sexuel (Laplanche)

J’ai commencé par ces références philosophiques, mais vous aurez peut-être compris que le psychanalyste qui est si proche de ces idées (et que d’ailleurs Lyotard cite) c’est Jean Laplanche et sa théorie du sexuel énigmatique, sexuel intromis par l’adulte (la mère, première séductrice) chez l’enfant. « Le sexuel ainsi intromis n’arrive pas à se faire psychique, il reste actuel et s’enkyste en tant que tel comme noyau traumatique susceptible de répétition » (Scarfone). La situation qui justifie ce que Laplanche nomme « primat de l’autre en psychanalyse », est aussi dite par lui « situation anthropologique fondamentale » où intervient la séduction généralisée. C’est une position de dissymétrie essentielle où, de par sa constitution psychique de départ, l’enfant se trouve dans l’incapacité de traduire intégralement les messages « énigmatiques », « compromis » par le sexuel inconscient de sa mère et des adultes en général. On peut relire dans cette lumière le cas Dora puisque Dora en suçoteuse nous ramène à des scènes très précoces d’allaitement et de mise en activité précoce de la zone érogène buccale.

Pour s’assurer contre le malentendu toujours possible concernant le sexuel infantile, Laplanche a proposé d’opter pour le terme allemand de sexual quand il s’agit du sexuel infantile en tant que « sexuel élargi au sens freudien », distinct par conséquent de la sexualité infantile entendue comme version enfantine de la sexualité en général. Dans son rapport sur le sexuel infantile pour le CPLF de Lyon (2015), Dominique Suchet reprend cette distinction.

De notre perspective aujourd’hui, la Chose correspond à ce que Laplanche nomme les « restes non traduits », restes qui vont constituer pour lui les objet-sources des pulsions. Le terme de traduction se réfère à la conception de Freud de la mémoire présentée dans une lettre à Fliess du 6 décembre 1896, et dans laquelle Freud écrit que « notre mécanisme psychique est apparu par superposition de strates, le matériel présent sous forme de traces mnésiques connaissant de temps en temps un réordonnancement, une retranscription ». Et il ajoute : « ce qu’il y a de nouveau dans ma théorie, c’est l’affirmation que la mémoire n’est pas présente une fois, mais plusieurs fois, consignée en diverses sortes de signes » (Correspondance avec Fliess, Puf, 2006, p. 264). Dans la conception de Laplanche, la « situation anthropologique fondamentale » ne décrit pas seulement l’enfant arrivant dans un monde d’adultes, « mais concerne la part infans de chacun confronté au sexual de l’autre. Cet infans jamais complètement dépassé est encore et toujours confronté à la tâche de s’arranger avec un complexe de perception porteur d’un reste « chosique » » (Scarfone).  La référence à Laplanche montre la nature pulsionnelle de la chose et, bien sûr, sa dimension fondamentalement énigmatique, l’énigme du sexuel.

Comme souvent la littérature nous en offre une belle expression avec la nouvelle de Henry James,  « La bête dans la jungle ». James décrit cette « bête » comme « la chose la plus profonde à l’intérieur de soi » (the deepest thing within you). La bête que le héros Marcher redoute et qu’il convoque pour écarter l’idée de mariage est d’abord décrite comme extérieure (« une chose imprévisible, cachée entre les plis et les replis des mois et des années, telle une bête fauve tapie dans la jungle »), puis incarnée par l’héroïne May comme figure de la mort, sphinx et lys, mais aussi intérieure en Marcher (sa peur de l’amour, son narcissisme) comme l’analyse si bien André Green (L’aventure négative, Hermann, 2009) : pour reprendre la formule de Sara et César Botella : « seulement dedans-aussi dehors ».

4. Il y a une autre présentation de l’actuel et de la Chose : le rêve

Pour le rêve aussi, il existe un « noyau dur » de la présence, reste non représenté, non représentable  (non présentable ?) que Freud appelle l’ombilic du rêve, « le point où il repose sur le non-connu » (Freud, Interprétation du rêve, Puf, p. 578). « Dans les rêves les mieux interprétés, écrit Freud, on doit laisser un point dans l’obscurité, parce que l’on remarque que commence là une pelote de pensées de rêve qui ne se laisse pas démêler, mais qui n’a pas non plus livré de contributions supplémentaires au contenu du rêve ». Les pensées du rêve restent sans achèvement dans l’interprétation et débouchent dans le réseau inextricable de notre monde de pensée. L’ombilic du rêve est le point le plus dense de cet entrelacs, d’où le désir du rêve s’élève comme un champignon à partir de son mycélium. Le cas du rêve permet de bien comprendre la force d’attraction qu’exerce ce noyau, et l’hétérogénéité entre le noyau et la « pelote » des pensées que les images du rêve ne « traduisent » pas (il n’y a pas de langue originaire) mais présentent ou (re)présentent sans première fois assignable. Ici la chose est un « noyau dur » de présence, un reste dont l’opacité est à respecter, et non pas un traumatique inassimilable. 

Mais « noyau dur » ne veut pas dire que ce noyau soit une « chose » inconnaissable et statique : on peut le concevoir plutôt comme une limite, certes indépassable mais mouvante, changeant avec les pensées et le travail du rêve, fonction aussi de la séance et des interprétations de l’analyste? René Diatkine proposait de voir dans l’incompris/incompréhensible du rêve « un cas de figure illustrant une propriété générale de l’activité mentale à produire des systèmes non finis » (Diatkine, RFP, 5-6, 1974, p. 774).

Au fond, cette question reconduit l’interrogation sur la nature de la chose : est-elle une entité énigmatique ou un noyau pulsionnel, quantitatif  et indifférent dont on ne peut rien dire sinon souligner l’attraction qu’il exerce sur les pensées du rêve ? Car l’analogie freudienne du rêve se formant à partir de ce point le plus dense comme le champignon à partir du mycélium peut nous conduire à imaginer une certaine « affinité » entre le noyau (le dispositif pulsionnel lui-même) et le matériel plus ou moins contingent auquel il se lie dans et par le travail du rêve. Le rêve nous présente-t-il, ou (re)présente-t-il, quelque chose de ce noyau ? Il y aurait en tout cas des indices, indices d’une excitation dont nous pourrions « souder la trace » à une forme expressive (Scarfone, RFP, 5-2014, p. 1375) et il arrive que, dans le travail du rêve, la soudure se donne à voir.

5. On comprend donc les exigences contradictoires de la cure : il faut à la fois « lier » la chose dans les représentations (pour pouvoir les élaborer) et respecter la dimension inassimilable de l’énigme. On dira, de façon plus quotidienne, qu’il est bon que l’analyste ne comprenne pas tout de son patient. La transparence serait insupportable. Le droit au secret est la condition pour pouvoir penser disait Piera Aulagnier dans un célèbre texte (NRP, n°14, 1976), et cela reste vrai de l’analyse. Le « dire tout ce qui vient à l’esprit » de la règle fondamentale n’est évidemment pas un ordre de tout dire, mais on voit bien cependant quelle tension instaure cette règle si elle est prise dans un sens surmoïque persécutant.

Le modèle de l’Oculus réintégré dans le récit de l’Annonciation montre ce que signifie lier la chose. Mais le reste demeure, comme l’ombilic non interprétable du rêve. Un exemple clinique de cette opacité qui demeure est donné par Scarfone par son cas Solange. Un agir de l’analyste que Scarfone replace dans un contexte contre transférentiel, autour de la jambe amputée du père de Solange et de la prothèse qu’il laissait dans le placard (RFP, 5-2014, 1415). De son côté, Scarfone enfant allait contempler à la dérobée dans un tiroir la prothèse du bras que son grand père avait perdu pendant la 1ere Guerre mondiale. Jusqu’alors il n’avait, dit-il, perçu dans ces deux histoires qu’une coïncidence jusqu’au moment où il s’est REVU étendant le bras vers Solange : « j’ai vu mon geste surgir à la manière d’un rêve, émergeant du mycelium de nos deux histoires d’enfance, nouées à l’intersection d’un « membre manquant » (RFP, 2014-5, 1417).

Publié le 09.01.2015