Société Psychanalytique de Paris

EDITORIAL

LA RESISTANCE CONTRE LES RESISTANCES

Bernard CHERVET
Président de la SPP

Espérer être psychanalyste et faire évoluer cette discipline aujourd’hui, semble être un défi digne de la plus grande des naïvetés et témoigner d’un grave trouble du jugement portant sur l’évaluation des raisons qui s’y opposent.

Ce serait oublier que les hommes rêvent et qu’il n’y a pas un seul être humain qui ne soit le sujet d’une vie psychique, même gravement distordue ou réduite à quelques linéaments rudimentaires.

Les attaques dont est l’objet actuellement la psychanalyse à propos de tableaux cliniques atteignant des enfants en très grande souffrance, trouvent une de leurs sources dans ce rappel. La psychanalyse est messagère, par son essence même, de l’existence de la vie psychique. Les buts de celle-ci ne peuvent être réduits à l’acquisition de bonnes manières et de comportements jugés corrects par le groupe social ambiant, ni le développement psychique à une affaire d’éducation, d‘apprentissage et d’opérations intellectuelles.

La psychanalyse est habituée aux attaques et aux résistances. Celles-ci sont à son principe même et font partie de son histoire. La psychanalyse se doit d’en tirer enseignement sur le fonctionnement psychique. Régulièrement confronté à des tendances désorganisatrices, d’origine tant internes qu’externes, le fonctionnement mental ne peut certes se passer d’une capacité d’endurance, cette résistance propre aux matériaux qui leur confère souplesse et consistance ; le chêne et le roseau.

Depuis longtemps, la sexualité infantile a entouré la psychanalyse d’une odeur de soufre et de réactions scandalisées. Toute la catégorie de l’infantile fut jugée choquante.

La révélation d’investissements incestueux au cœur des humains légitime en partie ces réactions, sans expliquer toutefois l’intensité du refus de reconnaître une présence pulsionnelle active dès l’origine de la vie, et vouée à nourrir l’inconscient et sa formation la plus précieuse pour la vie elle-même, le rêve.

La résistance contre cette reconnaissance peut prendre des allures plus secondarisées de remise en cause de l’existence même de l’inconscient, dans la mesure où celui-ci échappe à toute démonstration immédiatement tangible par le biais d’une répétition à l’identique de son expérience. L’inconscient est en fait à déduire, et relève de l’inférence. Une pensée strictement rationnelle peut le considérer comme une simple hypothèse, et par le jeu de cette intellectualisation, lui enlever toute valeur de réalité, alors que celle-ci est perceptible à travers ses effets symptomatiques. De nombreux faits sont alors dévalués. Tout d’abord, la dimension heuristique que la notion d’inconscient permet envers toutes les formations et productions psychiques ; mais aussi l’effet thérapeutique produit par son interprétation au sein du protocole analytique. Cet effet ne cesse de surprendre les détracteurs de la psychanalyse, mais aussi les analystes eux-mêmes. Une telle résistance à la reconnaissance de cet effet favorise la régression vers la simple catharsis connue depuis longtemps. En effet, bien avant la psychanalyse, l’effet cathartique de l’élaboration associative fut partagé spontanément par les humains, en particulier par le biais de la narration de leurs rêves au réveil et de l’appel à l’interprétation oniromancienne.

Mais le refus de prendre en considération la place et la valeur de la vie psychique fait aussi appel à d’autres méthodes centrées sur la répression et la contention des forces psychiques. La force prime alors le sens. Qui veut peut. Au nom de buts souhaitables, ces méthodes participent à l’appauvrissement du psychisme.

Progressivement, le scandale de la sexualité infantile a été étouffé par le biais d’une banalisation. Toutefois ce qui en fait le cœur, la dimension traumatique interne à l’être humain, s’en est trouvé exacerbé, dépourvu des dissimulations et évocations que fournit l’immense champ fantasmatique des souhaits et désirs. Par voie de conséquence, cette dimension traumatique s’est radicalisée dans ses manifestations et les résistances contre sa reconnaissance aussi.

Aujourd’hui, c’est ce traumatique intrapsychique, sollicité par les nombreux événements et sollicitations du monde externe, privé de l’atténuation que lui procure les complexes infantiles, qui est devenu l’objet de résistance principal. La résistance s’est dès lors installée comme une résistance contre les résistances. Sa drasticité a dû gagner en puissance, la force de frappe mise immédiatement à l’ordre du jour. Résister contre les banales résistances réclame un continuel renfort, d’abord individuel et caractériel, mais aussi groupal par le biais d’un accordage sur quelque théorie devenue une idéologie. A cet appel au collectif, voire à la « masse », s’ajoute de plus en plus fréquemment la revendication d’une légitimation par le biais du Droit et de ses institutions. Nous vivons à l’époque des lobbies et du lobbying, ce type de défense des « intérêts » d’un groupe passant par l’exigence de reconnaissance légale et du soutien du législateur. Le lobbying cherche à infléchir une norme, à en créer une nouvelle ou à supprimer des dispositions existantes. Il procède à des interventions destinées à influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives, donc les interventions et décisions des pouvoirs publics. Quoi de plus légitime que de vouloir faire évoluer le monde ! Mais une méthode ne peut se justifier par elle-même, il faut en examiner la visée. L’appel au législateur peut être faite afin de renforcer les résistances. Il s’agit alors de s’assurer de son soutien pour aboutir à l’éradication de cette part de la réalité mentale alimentant nos éprouvés les plus désagréables.

Cette prise directe avec la dimension traumatique interne non atténuée, voire non embellie par quelque facteur fantasmatique, explique les exacerbations et radicalisations des systèmes de pensée, la formation de groupes de convictions, ainsi que l’élection d’une réalité désignée comme une menace pour le système lui-même. De telles dynamiques ont un besoin continuel de renforts et d’extension.

Espérons que nous pourrons faire mieux que résister et nous défendre, et que nous continuerons à reconnaître en nos rêves et nos rêveries, en notre capacité à nous laisser toucher par la diversité des mondes, une de nos valeurs des plus essentielles, celle de nous émerveiller et nous étonner.