Société Psychanalytique de Paris

Les altérations représentatives dans les États-Limites

Conférence Vulpian du 18 décembre 2003
Christian Seulin
Les altérations représentatives dans les États-Limites

L’objet de cette présentation est de mettre en lumière quelques aspects saillants des altérations des processus représentatifs dans les états dits limites.

La question de la représentation est ici entendue essentiellement sous l’angle des processus de représentation dont les altérations renvoient aux obstacles dans les phénomènes de liaison – déliaison – reliaison observés au cours du traitement.

Le champ des phénomènes représentatifs dans la psychanalyse est vaste et implique le devenir des représentants pulsionnels et des représentants de la réalité. Les produits de ce devenir sont les représentations de chose, les représentations de mots qui concourent à l’organisation des représentations de désir et des représentations de la réalité. Ce sont des ensembles à concevoir beaucoup moins de façon fixe ou figée que comme des ensembles dynamiques de réseaux représentatifs. Cette perspective s’associe aux représentations des liens entre les représentations aux sources de la pensée mais aussi à la représentation de la représentation dans l’espace psychique qui la différencie à la fois de l’hallucination et de la perception. Il convient aussi de distinguer l’activité de représentation et l’activité de se représenter au pôle le plus conscient du moi.

En ce qui concerne les états-limites, le point de vue psychanalytique qui s’appuie sur le trépied métapsychologique topique, dynamique et économique, met en évidence une problématique identitaire touchant l’organisation comme les limites du moi – surmoi au plan topique, une dynamique dominée par les difficultés de l’organisation du lien à l’objet que reflètent les angoisses d’intrusion et d’abandon par l’objet, enfin une économie orientée massivement vers la décharge, s’exprimant en particulier dans le comportement ou le soma.

Il ne semble pas souhaitable de penser ces états comme uniquement en rapport avec des défauts ou des carences historiques et processuels. Ce point de vue se doit d’être articulé à la perspective d’organisations défensives contre des modalités structurelles plus développées.

En effet, y compris pour ces patients, les repères structuraux essentiels que constituent les complexes de castration et d’oedipe, les fantasmes originaires, restent pertinents. Ils se trouvent toutefois attaqués, disqualifiés, dégradés défensivement car leur fonctionnalité suppose l’acceptation d’une blessure objectale et d’une limitation narcissique qui, pour ces patients, potentialise, a un effet cumulatif intolérable avec les traumas et traumatismes précoces qu’ils ont vécus.

De même que l’analyste doit conjoindre la pensée du défaut avec celle de la défense, il doit aussi avoir à l’esprit non l’opposition mais la conjonction de la problématique du besoin et de celle du désir. Le besoin est celui d’acquérir de façon stable et durable des processus mentaux capables de traiter l’excitation pulsionnelle et de permettre des modalités d’expression du désir compatibles avec le principe de réalité au lieu d’une expression pulsionnelle qui court-circuite toute élaboration, passe dans l’acte sans différer au péril de l’être.

Les limites du modèle de la cure classique.

Rendre conscient ce qui est inconscient, ce but de la cure analytique qu’est la levée du refoulement, associé au modèle de la névrose, s’inscrit comme un projet dont les moyens reposent sur une articulation des processus primaires de l’inconscient avec les processus secondaires du préconscient – conscient, permettant un jeu régrédient – progrédient des représentations dont le levier est le transfert sur l’analyste articulé au transfert sur la parole. Le cadre de la cure concourt à favoriser la régression formelle et l’irruption du primaire dans le secondaire en même temps qu’il impose un surinvestissement du langage.

L’ensemble de ces paramètres s’avèrent mis en crise dans la cure des cas limites.

En effet, l’analyste se trouve rencontrer un patient dont les difficultés d’expression affective, associatives et verbales interrogent les limites de la méthode.

Cliniquement, l’analyste sera confronté à des agirs comportementaux qui, paradoxalement, bien que vecteurs d’une potentielle signifiance, auront pour fonction l’évacuation du sens et de l’affect. Il y aura agir plutôt que prise en compte de l’activité représentative, agir contre la représentation. Nous sommes sans doute au-delà du domaine de l’acte révélateur dans l’après-coup, grâce au regard réflexif du moi sur lui-même, du sens inconscient (le lapsus, l’acte manqué).

C’est aussi un patient qui apporte en séance un matériau pulsionnel brut, issu du ça et des représentations inconscientes. Il s’agit d’un mal être aussi envahissant et diffus qu’inqualifiable, de fantasmes primitifs et crus exprimant sous une forme souvent destructrice besoins et désirs. Les difficultés associatives apparaissent majeures, et aux interruptions, aux blancs du discours correspondent des blancs de la pensée. Ainsi, le patient n’associe guère ou pas, ne se souvient pas et apporte quelques scènes ou représentations isolées, denses, compactes autant qu’énigmatiques dont la décondensation s’avère problématique. Certains affects peuvent surgir et parfois prendre valeur de représentation en lieu et place d’un souvenir. A partir de la classique différenciation en représentant représentation et représentant affect (le quantum énergétique), peut être envisagée la régression vers une forme indifférenciée de représentant pulsionnel ou la disparition du représentant représentation (évacué ou halluciné négativement) dont la seule trace sera le représentant affect.

Ailleurs, ce sera une parole désaffectivée, dont la liberté comme la secondarité sembleront flottantes, sans amarres, sans que les mots semblent se lier à la chair. Ici, aucune incarnation ne paraît lester le verbe. Nous sommes face à une pseudo-secondarité en rupture du processus primaire comme de la pulsion qui n’est pas une dénégation de l’inconscient mais qui s’édifie pour le désinvestir.

À l’inverse, on peut se trouver confronté à une mobilité verbale et affective où la circulation énergétique libre pourrait évoquer la primarité, le patient passant d’une représentation crue à l’autre, de façon inintelligible, dans une sorte d’émiettement de la pensée. Dans cette peudo-primarité inélaborable, le mot semble traité comme une chose et le défaut d’ancrage, de vectorisation du fil associatif pose le problème de l’organisation même des représentations de choses.

Des affects indifférenciés et invasifs, sans nom, ou bien des mots coupés de l’affect, des agirs à visée expulsive, cet ensemble de manifestations met en lumière la prévalence de la déliaison, l’échec de la censure et de l’élaboration.

Le dysfonctionnement de la double limite (A. Green) entre dedans et dehors et entre inconscient et préconscient-conscient est au premier plan.

L’atteinte du fonctionnement représentatif est à la fois une dislocation, une désarticulation du couple fonctionnement primaire, fonctionnement secondaire et une régression. Ce n’est pas tant un inconscient « à ciel ouvert » qu’une production de représentations brutes qui ne semblent pas s’inscrire dans un inconscient dynamique constitué, supposant le déplacement, impliquant un devenir élaboratif et une articulation avec le processus secondaire. Les processus primaire et secondaire forment en effet un couple indissociable quant à leur fonctionnalité réciproque. A. Green a introduit le concept de processus tertiaire comme processus au sein de la cure permettant de relier primaire et secondaire, travail grandement dévolu à l’analyste avec ces patients.

Dans les cas limites, les productions représentatives ne peuvent véritablement être qualifiées de primaires ou de secondaires du moment que le couple primaire secondaire se dissout. Elles apparaissent hybrides, obéissant à une logique primitive du ça et empruntant les caractères diversement associés du registre primaire comme du registre secondaire. Le mouvement de régression représentative atteint le développement différencié des représentants représentation et des représentants affect dans un retour au représentant pulsionnel antérieur à cette distinction.

C’est la déliaison et la paradoxalité en lien avec la prévalence des mécanismes de déni et de clivage qui dominent la scène représentative. Ainsi, par exemple, coexistent des contraires incompatibles entre eux dans le discours, théoriquement soumis à la logique de la secondarité verbale, tel que cela ne pourrait apparaître que dans la logique primaire inconsciente. Mais outre le déni clivage, le recours au désinvestissement depuis le retrait phobique (position phobique centrale A. Green) jusqu’à l’effacement (hallucination négative), l’évacuation projective sont responsables de la disparition fonctionnelle de maillons représentatifs.

L’effet de la déliaison est une dégradation qui transforme les fantasmes originaires de séduction, castration, scène primitive en fantasmes d’intrusion, de destruction et de meurtre.

La configuration oedipienne, sous l’effet du déni et du clivage, se trouve disqualifiée quant à sa fonction tierce liée à la reconnaissance de la différence des sexes et des générations. Selon les cibles du déni, on pourra observer une interchangeabilité des places concernant les représentations parentales et celle du sujet venant nier la triangulation ou bien une pseudo- différenciation des imagos parentales en termes de bon et de mauvais en lieu et place de père et mère, homme et femme.

Au fond, l’enjeu de la cure est bien plus de l’ordre de la conquête du moi sur le ça (Freud 1932) que de la levée du refoulé inconscient. La construction dans l’analyse (Freud 1937) prend le pas sur l’interprétation.

C’est pourquoi, avec ces patients, nombre de psychanalystes ont proposé un changement de vertex quant au modèle du traitement. Il ne s’agit plus tant de laisser se déployer une régression formelle en vue d’un progrès que de partir d’une situation clinique d’emblée marquée par la désorganisation topique, l’entrave au processus, conçus comme fixation au traumatisme et échec de la relation aux premiers objets. La régression en jeu n’est plus tant formelle et libératrice de l’inconscient dynamique que régression temporelle jugée adéquate à un patient déjà régressé topiquement et libidinalement. En même temps, l’accent s’est déplacé du contenu du refoulé inconscient mis à jour par le transfert vers le rôle et la place de l’objet de transfert et de ses processus mentaux pour restaurer la topique.

Je ne ferai que mentionner très brièvement les apports essentiels de certains auteurs.

Ferenczi a ainsi préconisé la régression au traumatisme dans le transfert pour réparer le clivage auto-narcissique qu’il avait engendré et souligné la place centrale du contre-transfert. Balint, son continuateur, a pu décrire la zone du défaut fondamental et préconiser la régression à cette zone dans le traitement. La zone du défaut fondamental, zone à deux personnes, pré-oedipienne et préverbale selon lui, met en évidence dans sa définition même les dysfonctionnements représentatifs et l’éviction de la tiercéité.

Winnicott, avec la régression à la dépendance et l’utilisation de l’objet situe également les difficultés au niveau de la relation maternelle primaire et des expériences de partage et de continuité interne. L’objet analyste et le dispositif deviennent le lieu de possibles transformations psychiques du sujet comme l’a montré C. Bollas à sa suite avec l’objet transformationnel.

Bion, abordant plus spécifiquement la question sous l’angle des processus de pensée a pu théoriser le travail de transformation des motions pulsionnelles issues du ça par la psyché maternelle ou de l’analyste, disposant d’un appareil à penser les pensées. A sa suite, s’est développé un courant dans lequel la narrativité joue un rôle central pour traiter ces patients (A. Ferro).

Le désir, l’objet historique et la répétition traumatique.

Les altérations des processus représentatifs que je viens de décrire peuvent être envisagées sous trois angles. Celui de la déliaison active au sein des processus représentatifs, celui du retour de représentations issues du vécu traumatique, celui enfin des défauts de l’organisation même des représentations.

Le plaisir pris à la liaison qu’illustrent les activités représentatives permet le différé quant à l’action, son ajustement à la réalité et rend compte du principe de réalité comme forme modifiée du principe de plaisir. La désorganisation de cet ensemble fonctionnel conduit à envisager comme central le rôle des expériences vécues avec l’objet historique tel qu’il fut perçu par le sujet.

Chez les patients limites, l’objet ne semble pas avoir permis une suffisante expérience de satisfaction ou bien, secondairement, sous l’effet de traumatismes, les traces de cette expérience de satisfaction n’ont plus joué leur rôle d’ancrage.

Le travail d’élaboration de la pulsion, son introjection passe par cette étape de satisfaction avec l’objet et sa reproduction hallucinatoire. L’expérience de la perte d’objet et l’insuffisance comme l’inadéquation de la solution hallucinatoire conduisent à l’encadrement de l’hallucination désormais essentiellement réservée au temps du sommeil et à la naissance de l’activité représentative articulée à la pulsion. Ainsi pourra naître le fantasme. S’enchaînent ainsi expérience de satisfaction avec l’objet, satisfaction hallucinatoire, représentations de désir qui vont s’organiser en fantasmes.

Dans les états-limites, les représentations apparaîtront issues des traumatismes ou édifiées sur le déni de l’insatisfaction vécue avec l’objet ou bien court-circuitront la voie longue de l’élaboration représentative qui est largement conditionnée par l’expérience de satisfaction avec l’objet. Cette voie longue est préparatrice de l’action par la médiation des représentations d’action et de la pensée, ajustée au principe de réalité et implique un renoncement à la chose. Le court-circuit par l’acte, l’intolérance à la frustration, la recherche de satisfactions immédiates des motions pulsionnelles témoignent de l’échec de cette voie. Ici, le principe de plaisir vise l’extinction de la tension bien plus qu’un plaisir à la liaison dont l’agent est le moi. Freud avait brièvement interrogé ces deux conceptions du principe de plaisir en 1924 (Le problème économique du masochisme).

Comme l’objet ne permet pas l’accès à la satisfaction et à l’illusion d’une complétude avec le sujet, il est impossible à perdre comme à absenter. Cela pourrait être interprété comme une lutte effrénée contre des modalités psychiques plus développées par répétition traumatique ou bien questionner l’organisation elle-même du refoulement originaire et de son inscription.

La blessure infligée par l’expérience primaire avec l’objet est ravivée par l’expérience de l’altérité de l’objet, de l’autre de l’objet. On voit comment les traumatismes primaires conditionnent l’attaque de la fonction tierce puis de la triangulation.

Prendre l’objet en soi, incorporer son mode d’être, ses processus mentaux et surtout ses exigences narcissiques aliénantes qui n’ont pas pris en compte les besoins et les désirs du sujet, peut se présenter comme une issue, maintenant le lien indissoluble à lui sous forme d’un faux self. Dans ce cas de figure, la poussée pulsionnelle du ça est en rupture avec l’incorporat venant de l’objet qui la rejette, la soumet ou la réprime. Une activité représentative en contre, en opposition au monde pulsionnel dont elle semble coupée peut se manifester. Dans la clinique, nombreux sont les exemples de cette conformité à l’exigence des premiers objets. Une illustration parlante se retrouve dans les fonctionnements paradoxaux imposés par l’objet. Le premier et principal paradoxe décrit dès 1941 par Fairbairn est l’inversion des valeurs de la haine et de l’amour. L’amour de l’enfant rejeté par l’adulte conduit l’enfant à instaurer la haine et son déploiement représentatif comme valeur du lien à l’objet.

La domination de la déliaison et l’automatisme de répétition de même que la souffrance térébrante de ces patients situent aussi leur problématique au-delà du principe de plaisir.

La répétition en jeu est la répétition traumatique. Le traumatisme, ici, ne correspond pas à son modèle névrotique en deux temps avec un après-coup. Il est envisageable sur le modèle décrit par Freud en 1920 comme effraction du pare-excitation par de trop grandes quantités d’énergie débordant le moi, incapable de lier l’afflux énergétique. Il provoque un contre-investissement coûteux, des déchirures du moi, un clivage défensif sur le modèle du clivage auto-narcissique décrit par Ferenczi. Dès lors, une partie du self, habitée par le traumatisme va sans cesse menacer le reste du moi, qui a tenté de s’en dégager et n’en veut rien savoir, de faire retour sous diverses formes.

Ce retour du secteur traumatique de la psyché peut prendre des formes diverses, impérieuses qui échappent au contrôle du moi. Il peut s’agir d’un fonctionnement traumatique où le sujet répète activement et sous forme déplacée les traumatismes subis. Cela pourra donner en clinique des tableaux de « névrose » de destinée par exemple. Mais le retour pourra avoir lieu dans la vie psychique au travers de symptômes, de rêves où les situations et évènements en question surgiront sous une forme « falsifiée » pour reprendre le mot de Ferenczi. Il peut aussi s’agir de la répétition d’un état de détresse, d’agonie psychique, d’angoisse sans nom où le sujet a attendu en vain la réponse de l’objet.

Ces vécus traumatiques trouvent plus ou moins à être représentés comme s’il y avait une exigence de représentation psychique. Freud dans deux petits articles de 1924 (La perte de la réalité dans la névrose et la psychose, et, Névrose et psychose) pose la nécessité d’une représentation de la réalité. Je serais tenté d’entendre cela comme représentation de la réalité vécue et transformée car il ne s’agit pas d’un enregistrement « objectif ». Les traces psychiques des vécus traumatiques s’étendraient depuis les traces perceptives qui déjà supposent une activité de perception pouvant resurgir sous forme d’hallucinations jusqu’à des formes de représentations activant et modifiant ces traces, ce qui se joue dans la répétition. Le caractère relativement stéréotypé de ces « cicatrices » représentatives des traumatismes certes déplaçables mais enkystées serait à mettre en rapport avec leur isolement du moi, de ses capacités de liaison, de transformation et d’auto-représentation.

La représentation est une activité de présentification psychique de ce qui est absent et si les traumatismes sont représentables, cette activité, de par son clivage par rapport au moi, ne permet pas l’appropriation subjective et l’activité réflexive. Que ce type de représentation emprunte à la symbolique collective n’implique pas qu’il y ait eu travail de symbolisation. En effet, la symbolisation doit être considérée comme une activité subjective et c’est elle qui permet le déploiement métaphorique. Les représentations des traumatismes dont il est question demeurent de l’ordre de l’irreprésentable pour le moi.

Un devenir de cet irreprésentable pour le moi décrit par Roussillon sera de se lier de façon primaire non symbolique. Outre la neutralisation énergétique par contre-investissement du traumatisme, la liaison primaire non symbolique pourra utiliser le soma ou l’environnement ( par exemple les milieux institutionnels comme moyen de lier les traces traumatiques). Mais ce sera aussi par coexcitation sexuelle masochique ou fétichique, enfin par le délire. Ces formes de liaison primaire non symbolique, peu déplaçables viendront se répéter, sortes d’emblèmes figés du traumatisme, en même temps qu’elles permettront une réduction de la tension pulsionnelle, voire une forme de plaisir.

Le centre de gravité des difficultés représentatives se situe donc au niveau du moi et de ses fonctions, en particulier la fonction réflexive d’auto-représentation et d’appropriation subjective. Le court-circuit de la voie représentative ou sa subversion pour la recherche de plaisir constitue une œuvre de désappropriation subjective tandis qu’en même temps menace le retour de ce qui jamais ne fut approprié, se répétant au-delà du principe de plaisir.

Un moi qui se réfute lui-même : la fonction réflexive mise à mal.

Si, dans toute cure l’actualisation de transfert et la répétition ainsi convoquée sont potentiellement des leviers du changement, la remémoration et la perlaboration par l’analysant, induites par l’interprétation, sont les outils de ce changement.

Avec les cas limites, quand un transfert se développe, l’actualisation et la répétition peuvent sembler comme activement méconnues du sujet. C’est comme si ce dernier restait fixé à la croyance que mobilise l’actualisation de transfert. Ce qui se déroule est actuel, c’est uniquement la vérité de la rencontre avec l’analyste, qui n’évoque ni quelqu’un d’autre, ni une autre scène, celle du souvenir. L’élaboration ne peut avoir lieu. Ainsi qu’a pu l’écrire Winnicott, l’analyste et le dispositif sont la mère. La passion, la haine et l’amour s’agissent sur la scène d’un transfert méconnu et dénié qui vient répéter les aléas du vécu relationnel et traumatique, souvent précoce, de l’histoire du sujet. Ce peut être aussi, plus rarement et de façon plus sournoise, l’illusion d’une harmonie sans pareille à l’abri du cadre, intemporelle autant que coupée de toute réalité relationnelle et sociale.

La forme que revêt l’intemporalité de l’inconscient est celle d’une intemporalité du moi, répétition intemporelle de la quête vécue comme accomplie d’une impossible dyade. Elle suspend l’analyse hors du temps, analyse en menace d’être interminable, sans que le moi puisse en reconnaître le projet ni en mettre en œuvre les après-coups.

Il s’agit bien sûr d’un moi dont les fonctions sont entravées, incertain quant à ses limites, quant à ses contenus, comme poreux et dépourvu de fonction contenante.

La métaphore de Freud (1913, Le début de traitement) dans laquelle l’analysant est comparé à un voyageur en chemin de fer décrivant, dans son activité d’association libre, le paysage à son analyste se trouve invalidée par un sujet qui ne peut se dédoubler, aussitôt projeté dans le paysage. Du même coup, le différé, la mise en latence sont impossibles.

Si des manifestations hallucinatoires peuvent surgir, ce n’est pas spécifique d’un registre pathologique, mais renvoie au fond hallucinatoire de la psyché et aux ratés de son encadrement. Par contre, il me semble que de façon assez spécifique, se réalise une conjugaison de l’activité perceptive avec l’actualisation représentative. Cette dernière vient comme s’aboucher à la perception. A l’accrochage à un investissement des perceptions immédiates se lie l’actualisation projective de représentations mixtes du désir et du passé dont le vécu en séance est aigu, venant signifier ce qui se joue et déterminer une croyance. Il y a comme une injection représentative dans le perceptif par projection et identification projective. A la fois l’analysant par son acuité perceptive repérera ce que manifeste son analyste, par exemple sa fatigue, son humeur, et en même temps, l’actualisation représentative viendra organiser une causalité des phénomènes repérés tenue pour vraie, sans conteste ni réflexivité. L’attaque contre les liens va scinder l’enchaînement représentatif, les « flashs » de croyance se succèdent de façon mobile, discontinue et déliée. Si le moteur de toute cure qu’est l’actualisation s’avère souvent chez ces patients très puissant, la difficulté est qu’il risque de ne pas produire de changement. L’espace de la séance s’en trouve écrasé et l’interprétation n’apparaît plus comme un objet de pensée mais est rejetée ou incorporée avidement sans statut intermédiaire, tiers, sans transitionnalité possible.

La représentation se voit contester son statut, non qu’elle n’existe pas mais bien plutôt qu’elle ne paraît pas reconnue comme telle. C’est la fonction réflexive du moi qui permet de savoir qu’une représentation est une représentation. Je formulerais volontiers l’hypothèse que cette fonction se trouve disqualifiée sous l’effet d’un déni. Reconnaître le transfert réintroduirait la dimension tierce trop menaçante, trop blessante. Reconnaître l’objet comme total et indépendant du sujet, ce qui caractérise la position dépressive de M. Klein, reconnaître l’existence de l’altérité de l’objet puis celle du rival oedipien sont âprement combattus car source d’une frustration narcissique et objectale intolérable qui renforce les achoppements sérieux de la relation primaire à l’objet. Ainsi, les représentations en jeu s’édifient sur un déni et leur qualité de représentation se trouve également déniée dans l’espace de la séance.

D’une certaine façon, l’organisation défensive a pour but de dénier la perte de l’objet. Historiquement, la perte reconnue au dehors a permis la représentation au-dedans ainsi que le décrit Freud en 1925 (La négation). Certes l’activité représentative fut acquise, la perte fut reconnue mais l’effet de son déni secondaire conduit à altérer la nature des représentations et le versant intrapsychique du jugement d’existence occultant dès lors le statut de représentation à la représentation. Elle devient désormais une formation psychique immédiate dont la nature est méconnue, tenue pour vraie au même titre qu’une perception,. La re-trouvaille de l’objet impossible tant il fut insatisfaisant est grâce au déni prise pour une trouvaille.

Le constat clinique et descriptif d’O. Kernberg sur les états-limites, à savoir qu’ils souffrent d’un sentiment de diffusion d’identité sans perte du contact avec la réalité me paraît devoir être compris sous l’angle d’une actualisation transférentielle qui engage le moi sans possibilité réflexive, en même temps que le règne de la croyance ainsi convoquée n’empiète pas sur les capacités de perception de la réalité et n’est pas vraiment de l’ordre de l’hallucinatoire. Ici plus qu’ailleurs, se manifeste la différence et l’écart entre le sentiment intime du vrai et la perception du réel. Ceci n’est pas sans lien avec ce que Freud constate dans « Constructions dans l’analyse » (1937). Une construction proposée par l’analyste, malgré son caractère approximatif, peut entraîner la conviction même si aucun souvenir ne surgit pour la corroborer et Freud de s’interroger « qu’un substitut apparemment si imparfait produise quand même un plein effet » (p.278). Il évoque cependant quelques cas où des souvenirs excessivement nets ou des hallucinations viennent confirmer la construction du passé.

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