Société Psychanalytique de Paris

L’intersubjectivité en Psychanalyse (Intersubjectivity in Psychoanalysis)

Owen Renik, membre de l’American Psychoanalytic Association, San Francisco

 

Si nous posions tout simplement la question : « La clinique psychanalytique est-elle intersubjective », je crois que nous aurions beaucoup de mal à trouver un psychanalyste qui réponde, d’une façon définitive, « non ». La plupart de nos collègues reconnaissent, en principe, que l’intersubjectivité est l’une des dimensions des événements psychanalytiques. Toutefois, des controverses fondamentales surgissent dès que l’on commence à spécifier comment, dans la pratique, cette acceptation est mise en application. Quel est l’impact – en admettant qu’il existe – de l’intersubjectivité sur nos théories psychanalytiques ? Quel est son impact – toujours en admettant son existence – sur la façon dont nous procédons dans notre travail avec les patients ?

 

La subjectivité d’un individu se réfère à l’influence qu’ont, sur l’activité mentale de cette personne, son tempérament, ses propres convictions, centres d’intérêt et motivations personnels divers – y compris ceux qui viennent de son appartenance à des cultures et sub-cultures particulières. Les psychanalystes ont toujours pris en compte le fait que la subjectivité d’un patient est continuellement exprimée au sein de la situation clinique, et ce principalement dans des choses dont le patient n’est pas conscient. Mais d’autre part, ce n’est que récemment que nous avons commencé à tenir compte du fait qu’il en est exactement de même pour l’analyste dans sa pratique.

 

Alors que les psychanalystes ont depuis longtemps reconnu l’importance du contre-transfert, son concept même et la façon dont il est normalement utilisé indiquent une compréhension entraînant un compromis quant à la participation de la subjectivité d’un analyste dans les événements cliniques. La conception de la technique clinique psychanalytique standard pousse l’analyste à identifier sa propre subjectivité afin de minimiser, autant que faire se peut, son influence sur son fonctionnement analytique. Les récits analytiques incluent régulièrement des descriptions de moments discrets au cours desquels on peut observer que le contre-transfert a influencé l’expérience et l’activité d’un analyste. L’hypothèse communément acceptée est que, hors ces cas observés, le vécu et l’activité de l’analyste sont, tout du moins relativement, non influencés par le contre-transfert. (On se réfère alors à certaines altérations de l’état de base dans lequel l’analyste travaille, une expérience d’équilibre émotionnel, qui tirent la sonnette d’alarme de l’analyste, lui signalant la présence d’une implication contre-transférentielle.) On se réfère alors à l’état de base, une expérience d’équilibre émotionnel dans lequel l’analyste travail ; quand il y a une altération dans cet état, une sonnette d’alarme est tiré chez l’analyste lui signalant la présence d’une implication contre-transférentielle.
À mon avis, cette utilisation du concept de contre-transfert reflète une sous-estimation naïve de la participation de la subjectivité de l’analyste dans le travail clinique. Des facteurs profondément personnels influencent en permanence l’expérience et l’activité d’un analyste, et ceci en dehors de son fonctionnement conscient. En tant qu’analystes, nous devrions être les premiers à nous rendre compte que ce que nous observons, pendant la séance, concernant nos émotions n’est qu’un indicateur extrêmement faible de la nature et de l’étendue de notre implication affective véritable. La subjectivité d’un analyste ne peut jamais être efficacement réduite, du fait qu’en aucun moment de son activité analytique, celui-ci n’est jamais en mesure de savoir à quel point et de quelle façon il est influencé par des éléments et de traits particuliers inconscients de sa personnalité.

 

Certains principes centraux et anciens au sein de la théorie psychanalytique, tels ceux de l’abstinence et de la neutralité analytiques, sont fondés sur l’hypothèse selon laquelle un analyste peut – grâce au fait qu’il a été bien analysé et bien formé, au fait qu’il continue à progresser par le biais d’efforts auto-analytiques assidus, au fait qu’il va chercher des conseils auprès de collègues quand cela s’avère nécessaire, etc. – réduire au minimum ses manifestations et sa charge contre-transférentielles à un niveau relativement impersonnel au sein du cadre clinique. En d’autres termes, ces principes reposent sur un malentendu concernant la participation de la subjectivité d’un analyste lors de sa pratique analytique. Si nous reconnaissons et acceptons totalement le rôle de la subjectivité d’un analyste dans sa pratique, les principes d’abstinence et de neutralité analytiques doivent être nécessairement réexaminés.

 

Accepter que la psychanalyse clinique est intersubjective signifie reconnaître que la rencontre analytique consiste en une interaction entre deux subjectivités, celle du patient et celle de son analyste, et que la compréhension obtenue par le biais de la recherche analytique est le produit de cette interaction. C’est pour cette raison que les insights sont toujours personnels, uniques, propres au couple analytique spécifique qui les produit. L’insight est autant quelque chose co-créé par le patient et l’analyste que quelque chose découvert par les deux protagonistes. Faire une différence entre co-création et découverte en psychanalyse clinique revient à établir une distinction trompeuse.

 

Bien sûr, si la psychanalyse a un effet thérapeutique quelconque, c’est parce que les insights produits grâce au travail analytique sont applicables hors de la situation clinique elle-même – c’est-à-dire que, dans une psychanalyse réussie, ce que l’on apprend de la psychologie du patient et de sa participation dans sa relation avec son analyste a des retentissements bénéfiques, dans d’autres situations, sur les relations interpersonnelles de celui-ci. Il n’existe pas de critères internes au cadre analytique pouvant être utilisés pour évaluer, de façon valable, si un résultat thérapeutique est en train de s’accomplir. En rapport à ce qu’un analyste écoute, celui-ci peut faire part à son patient des impressions justes qu’il soumet à l’examen de ce dernier ; mais des jugements sur l’efficacité thérapeutique de la cure, ce sont des affirmations qui ne peuvent être émises, en fin de compte, que par le patient lui-même sur la base de son vécu hors de la relation analytique.

 

Reconnaître l’intersubjectivité de la rencontre analytique nous oblige à redéfinir la nature de la compétence et de l’autorité de l’analyste. Du fait que les insights sont co-créés par l’analyste et le patient, et sont spécifiques à ce couple analytique particulier qui les co-produits, on ne peut considérer l’analyste comme un spécialiste en soi de l’esprit du patient – un expert apte à comprendre, sur un mode impersonnel, la vie psychique du patient. L’analogie bien connue dans laquelle on compare le patient au passager un peu naïf d’un train, décrivant avec fidélité le paysage qui défile, et l’analyste au conducteur, fort de son savoir, qui détermine la position géographique du train en se basant sur les renseignements dudit passager, n’est plus soutenable de nos jours. Les conceptions faisant de l’analyste un observateur expérimenté relativement objectif ne réussissent pas à rendre totalement compte de la subjectivité de l’analyste et du fait que le patient qu’il observe est, en effet, indissociable de l’analyste-observateur – tous deux constituant un unique champ d’observation.

 

Donc, plutôt que d’être un spécialiste de la compréhension de la vie psychique du patient, on pourrait voir l’analyste comme un spécialiste de la facilitation de l’échange intersubjectif, échange intersubjectif qui permet au patient de comprendre sa propre vie psychique. Plutôt que d’être une autorité qui révèle des vérités cachées à son patient, l’analyste est un partenaire collaborant, avec celui-ci, pour décrire la compréhension de la façon dont le patient construit sa réalité, qui collabore avec le patient à la révision de ces constructions afin de lui permettre moins de souffrance et plus de satisfaction dans sa vie. Dans une analyse réussie, on remplace d’anciennes vérités co-créées par de nouvelles vérités co-créées.

 

Parfois, il y a malentendu sur cette vision de la démarche analytique en tant que rencontre intersubjective (dans laquelle des vérités, neuves et anciennes, sont co-créées), en considérant qu’elle pousse à affirmer que la réalité objective n’existe pas. En fait, on ne trouve nulle part une telle affirmation de la part des analystes subjectivistes. Ce qui est affirmé c’est la conviction inébranlable que la réalité, même si on considère qu’elle existe objectivement, ne peut être connue que subjectivement par l’analyste et le patient ; et lorsque les deux protagonistes en viennent, dans la situation analytique, à investiguer ensemble la réalité de la vie psychique du patient, la recherche qu’ils mènent est intersubjective.

 

C’est bien sûr le dialogue qui a lieu entre l’analyste et le patient, émis ou tu, conscient ou inconscient, qui est le vecteur de cette recherche. Les règles de base établies pour ce dialogue structureront la rencontre intersubjective qui s’ensuivra et ce qu’elle produira. La tradition a voulu que les règles du jeu (de base) de l’analyse privilégient la parole de l’analyste dans le dialogue. Ce qui est peut-être plus important, c’est que ceci s’est mis en place parce que nos théories sur le processus et la technique psychanalytiques ont poussé les analystes à appliquer leurs efforts thérapeutiques en vue d’atteindre des objectifs particuliers, spécifiquement psychanalytiques, formulés séparément des objectifs thérapeutiques. En fait, on prévient les analystes du risque que présente le zèle thérapeutique, supposé interférer avec la poursuite des objectifs psychanalytiques. Des visées spécifiquement psychanalytiques dérivent obligatoirement de théories psychanalytiques. C’est pourquoi, lorsque le travail clinique cherche à atteindre des buts spécifiquement psychanalytiques, on fait de l’analyste – puisqu’il est une autorité en matière de théorie psychanalytique – une autorité en matière de progrès et de résultat clinique.

 

Mais cela pose un problème. Privilégier la parole de l’analyste dans le dialogue en faisant de celui-ci l’autorité qui décide des progrès du patient et du résultat final de la cure tend à mettre en place une circularité dans l’investigation clinique. La subjectivité de l’analyste domine l’échange intersubjectif et ses co-créations. Ce qui finit par être compris est le reflet de ce que l’analyste avait présumé à l’avance. Une preuve évidente en est que les résultats considérés positifs en psychanalyse, ont tendance à être bien différents selon les pays,– et c’était prévisible – selon la sub-culture psychanalytique à laquelle l’analyste appartient. Dans certains cas, on considère qu’une analyse clinique est réussie lorsque les fantasmes de la scène primitive du patient sont analysés ; dans d’autres, c’est lorsque le patient surmonte la position paranoïde-schizoïde ; et, dans d’autres cas encore, c’est lorsque le patient parvient avec succès à un processus de séparation-individualisation ; etc.

 

En reconnaissant la place centrale qui occupe l’intersubjectivité dans le travail analytique nous dénonçons le problème de la circularité dans l’analyse et nous montrons la nécessité qu’il y a à établir des critères sur les résultats de la psychanalyse qui soient indépendants de toute théorie psychanalytique. De mon point de vue, considérer l’expérience directe qu’a le patient lui-même du bénéfice thérapeutique qu’il a tiré de la cure, comme le meilleur critère pour juger le succès du travail analytique, est ce qui sert le mieux les objectifs psychanalytiques. Évidemment, les auto-évaluations et auto-rapports du patient sur le bénéfice thérapeutique seront toujours hautement surdéterminés. Néanmoins – et quel que soit le rôle inévitable joué par la complaisance, l’opposition, etc. – les jugements du patient sur le bénéfice thérapeutique sont basés sur des observations faites hors de la relation analytique et du cadre clinique. Ceci permet de définir l’analyse en tant que situation expérimentale, aussi imparfaite soit-elle. Les propositions psychanalytiques pourront ainsi être évaluées par le biais de la mesure d’une variable dépendante : les insights valides sont ceux qui produisent un bénéfice thérapeutique à long terme ; le techniques analytiques utiles sont celles qui permettent d’avoir des insights valides.

 

Cette approche de la validation en psychanalyse, suite logique de la reconnaissance de la nature intersubjective de l’investigation clinique analytique, est souvent mal interprétée ; on lui reproche une orientation herméneutique du fait qu’elle fait de ces narrations, co-créés par l’analyste et le patient, des propositions psychanalytiques légitimes. Il n’est pas du tout question de cela car, en fait, il s’agit d’une approche scientifique. La science a toujours affaire à des narrations, qu’il s’agisse de la descriptions des versions opposées du même objet dans la mécanique quantique, ou qu’il s’agisse des formulations psycho-dynamiques en psychanalyse clinique. Ce que requiert la science, c’est que les postulats de narrations différentes soient jugés sur une base pragmatique, empirique – c’est-à-dire qu’on mette en place une situation expérimentale dans laquelle les descriptions peuvent être évaluées d’après leur aptitude à prédire.

 

Dans les disciplines herméneutiques comme la critique littéraire ou l’histoire politique, les données ne permettent pas de se servir de la prédiction comme base de validation des propositions. D’autres critères doivent rentrer en ligne de compte, des critères esthétiques tels l’élégance, la cohérence ou l’attrait rhétorique. Lorsque des objectifs spécifiquement psychanalytiques cherchent à être atteints en analyse clinique, la circularité se met en place et des critères esthétiques sont utilisés pour déterminer des insights – c’est-à-dire que des explications jugées convaincantes par l’analyste et le patient sont considérées comme valides ; la validation des insights ne se fait pas par la mise à l’essai des prédictions concernant une variable indépendante. De ce fait, lorsque l’on cherche à atteindre des objectifs spécifiquement psychanalytiques, l’analyse devient une entreprise herméneutique plutôt que scientifique.

 

Reconnaître que les insights, en analyse clinique, sont créées intersubjectivement nous oblige également à revoir, d’un œil critique, le principe de l’anonymat analytique. La directive technique voulant qu’un analyste essaye, autant que faire se peut, d’éviter de faire des révélations personnelles sur sa vie privée vient du fait qu’on a interprété la psychanalyse clinique comme un projet dans lequel la possibilité est donnée au patient de projeter des représentations psychiques sur le personnage de l’analyste, de telle sorte que ce dernier puisse, objectivement, observer ces projections. Les efforts de l’analyste pour rester anonyme ont pour but de sauvegarder l’opportunité, pour le patient, de projeter, et, pour l’analyste, la clarté de son champ d’observation. (Si certaines conceptions d’identification projective sont appliquées, l’analyste se sentira capable d’observer des éléments projetés de la psychologie du patient, représentés au sein des propres réponses de l’analyste. Toutefois, en discutant alors de ses réponses avec le patient, l’analyste fait au patient des interprétations sur sa psychologie, plutôt que de s’engager dans une auto-révélation personnelle). Une fois que nous reconnaissons que les vérités analytiques sont co-créées par l’analyste et le patient, plutôt que dévoilées par le biais des observations objectives que fait l’analyste des projections de son patient, le raisonnement qui veut que l’analyste essaye de réduire au minimum ce qu’il pourrait révéler de lui-même devient obsolète. Bien au contraire, afin de faciliter l’échange intersubjectif dans la situation analytique, l’analyste doit révéler sa propre expérience personnelle, celle en rapport avec la difficulté du patient – pour autant qu’elle puisse être utile à son cas – et la rendre aussi accessible que possible à son patient.

 

Traduit par César Botella et Ellen Sparer