Société Psychanalytique de Paris

La Société Française de Psychanalyse

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“Songez à des parents qui divorcent”, avaient suggéré certains analystes à leurs patients désemparés après la scission… La déchirure est profonde, les amis d’hier ne se reverront plus. Malgré les mesures prises de part et d’autre, tel va quitter son contrôleur ou cesser de fréquenter le séminaire qui l’intéressait. Des didactiques s’interrompent.

Comme dans un divorce, on comptabilise. Non l’argent, dont il ne sera apparemment pas question, mais [p.70] les analystes en formation. “Environ 25 sur 83” restent à la SPP, écrit Lacan à Loewenstein qui, l’ayant répété devant les membres de l’I.P.A. au Congrès de Londres, se verra contredit par Nacht. En fait, il y a à peu près égalité de nombre, avec un léger avantage pour la nouvelle Société française de Psychanalyse. Sur la toute première liste que celle-ci publie, le 23 juin 1953, des noms apparaissent : Didier Anzieu, Jacques Caïn, Jean Clavreul, Wladimir Granoff, Serge Liebschutz (futur Serge Leclaire), Octave Mannoni, François Perrier, Jenny Roudinesco (future Jenny Aubry), Mustapha Safouan, et bien d’autres parmi ceux qui vont marquer la vie psychanalytique française par la suite.

Un vent de libéralisme souffle, dont témoigne le texte par lequel le Bureau provisoire annonce au public les objectifs de la Société : “Nous combattons pour la liberté de la science et pour l’humanisme. L’Humanisme est sans force s’il n’est pas militant.” Rien n’étant simple, cette conclusion s’est trouvée précédée d’une introduction que Daniel Lagache a voulue rassurante : “Par rapport à la SPP que nous venons de quitter, nous ne connaissons aucune différence de doctrine en ce qui concerne la théorie et la technique de la Psychanalyse […]. En revanche, de profondes différences d’ordre moral nous séparent […]. Notre but est de constituer une Société et un Institut dans un climat démocratique de liberté, de respect mutuel et d’entraide.”

En juin 1964, exactement onze ans plus tard, Jean Clavreul, soulignant que de profonds clivages étaient perceptibles dès la création de la SFP, critiquera le “vague” de ces déclarations préliminaires et l’absence qui s’y fait sentir d’une pensée organisée. Il commentera même ainsi l’annonce lénifiante de “conformité théorique et technique” : “Habileté politique sans doute et propre à ménager l’avenir. Mais c’est tout de [p.71] même une bien curieuse façon pour une Société que d’annoncer sa position en disant que rien ou presque ne la distingue de la Société dont elle se sépare.” Il aura beau jeu de faire également remarquer : “Confusion dans sa formation, absence de ligne directrice, ce désordre était le même que celui qui apparaissait dans l’hétérogénéité des leaders. Car il n’y a vraiment pas grand-chose de commun entre un Lagache et un Lacan, entre une Juliette Favez et une Françoise Dolto. De même peut-on dire que les élèves se sont recrutés là au petit bonheur et la plupart du temps sans bien savoir pourquoi.”

En 1953, Jean Clavreul fait encore partie de ces élèves, et ce que chacun croit savoir, c’est qu-il a désormais la possibilité de s’inscrire aux séminaires ou aux cours de son choix, qu’aucun “cycle” ne l’astreint à un semblant de scolarité et qu’il peut adhérer à des “groupes d’études” plus ou moins spécialisés. Ceux.ci se verront représentés par un bureau qui participera même à des réunions dites “élargies” du Bureau des titulaires.

La première réunion scientifique de la SFP se déroule le 8 juillet 1953 dans le grand amphithéâtre de la Clinique des maladies mentales et de l’encéphale que le Pr Jean Delay dirige à Sainte-Anne. Ce lieu n’est pas sans importance tactique, puisqu’il place l’enseignement de la Société, et particulièrement celui de Lacan, sous la houlette de la Faculté de médecine. Dans sa lettre à Loewenstein, le 14 juillet suivant, Lacan précise : “Si l’on vous dit que pour autant nous représentons le clan des psychologues, n’en croyez rien : nous vous montrerons listes en main que nous avons parmi nos élèves plus de médecins que l’ancienne Société, et les plus qualifiés.” Pour l’heure, “devant une assistance de 63 personnes dont 45 nous ont déjà donné leur adhésion comme candidats à notre enseignement et à nos travaux”, il fait une communication sur “Le symbolique, l’imaginaire et le réel”. Notons toutefois la façon dont Lagache, présidant la séance, l’a présenté :”Nous avons demandé à notre ami Lacan de prendre la parole car chacun sait, malgré ses petits défauts, notre admiration et notre attachement pour lui…”

Daniel Lagache inaugure ses cours et ses séminaires à la Sorbonne, se rangeant sous la bannière de l’Université. Il n’apprécie guère Lacan, et personne n’ignore que ces sentiments sont réciproques, cependant ils vont faire front commun et contre mauvaise fortune bon coeur pendant les premières années d’espoir de la SFP Avec la guerre d’usure menée par l’I.P.A. et soigneusement attisée par la SPP, le vernis de leurs relations craquera, mais on ne peut soupçonner Lagache d’avoir dans les débuts joué quelque double jeu vis-à- vis d’un Lacan qui l’accusera pourtant un jour de “forfaiture”. Ne lui attribue-t-il pas, dans ses commentaires sur la scission, le rôle de “bouc émissaire” ?

A Rome, a lieu vers la fin du mois de septembre 1953 la XVIe Conférence des Psychanalystes de Langues romanes pour laquelle Jacques Lacan avait été désigné comme rapporteur l’an passé par la SPP Celle-ci l’a remplacé : Francis Pasche, inaugurant le rôle qu’il tiendra désormais de porte-parole de l’orthodoxie freudienne, traite de “L’angoisse et la théorie freudienne des instincts” (“instinct”, comme “pulsion”, faut-il le rappeler, n’est pas un mot anodin dans les querelles théoriques) et Serge Lebovici présente avec René Diatkine une “Etude des fantasmes chez l’enfant”. Toutefois, le Pr Nicola Perrotti a maintenu l’invitation qui avait été lancée à Lacan, et l’on va ménager une journée de travail supplémentaire pour les récents inscrits de la SFP Outre le rapport prévu, et commun aux deux sociétés rivales, d’Emilio Servadio sur le sujet, cruellement d’actualité, du “Rôle des conflits pré-oedipiens”, ils pourront entendre René Spitz venu d’Amérique, et surtout écouter Lacan une fois que “les autres”, Nacht en tête, auront quitté les lieux.

“Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse”, ce que l’on va surnommer “le discours de Rome” fera date en raison des circonstances historiques dans lesquelles il se trouve prononcé, certes, mais surtout de la netteté doctrinale qui s’y exprime. Rétrospectivement, il semble tenir lieu de programme ou de mot d’ordre proposé à la nouvelle Société, avec toutes les conséquences théoriques et techniques, sources de conflits, qui s’ensuivront : “Qu’elle se veuille agent de guérison, de formation ou de sondage, la psychanalyse n’a qu’un médium : la parole du patient […]. Nous montrerons qu’il n’est pas de parole sans réponse, même si elle ne rencontre que le silence, pourvu qu’elle ait un auditeur, et que c’est là le coeur de sa fonction dans l’analyse.”

Ce rapport, qui fait donc grand bruit par les aperçus qu’il ouvre et les discussions passionnées qu’il suscite, paraît en 1955 dans le premier numéro de La Psychanalyse. Cette nouvelle revue de la SFP (dont le huitième et dernier numéro accompagnera en 1964 la scission) est publiée, comme la Revue française de psychanalyse, par les P.U.F. qui éditent par ailleurs la “Bibliothèque de Psychanalyse et de Psychologie clinique” que dirige Daniel Lagache et que reprendra un jour Jean Laplanche.

Tout aussi novatrice et audacieuse apparaît l’initiative de Lacan d’ouvrir au public son Séminaire dont les séances rituelles, chaque mercredi à 12 h 15, vont ponctuer pendant un quart de siècle la vie psychanalytique française. Pour la première fois un tel enseignement n’est pas réservé aux seuls analystes ou futurs psychanalystes, mais s’offre à tous, même non-analysés. pour la première fois, Lacan y convie ses propres “psychanalysants”, pour reprendre le terme qu’il lancera avec succès le 9 octobre 1967, considérant bientôt qu’ils doivent y trouver le complément naturel de leurs séances d’analyse avec lui.

Dans le cadre du service du Pr Delay, il commence donc le 18 novembre 1953 son commentaire des “Ecrits techniques de Freud” (publié, grâce à Jacques-Alain Miller, vingt-deux ans plus tard), et assure chaque vendredi la traditionnelle “présentation de malade”, héritée de son maître Clérambault, devant un public ébloui.

Daniel Lagache, nommé en 1954 à la chaire de Psychopathologie pathologique de la Sorbonne, y dispense un enseignement consacré à “L’initiation à la psychanalyse” ou à la “Théorie du transfert”, plus classique et moins spectaculaire que le lacanien. Il est suivi en cela par Georges Favez qui forme à la technique psychanalytique les candidats admis aux cures contrôlées. Des “groupes d’études” se consacrent par ailleurs à la psychanalyse d’enfants, aux psychothérapies de groupe, aux psychoses.

Outre des conférences extraordinaires prononcées par des invités de marque – Georges Bataille, Jean Hyppolite, Claude Lévi-Strauss, Maurice Merleau-Ponty ou Jean Rostand -, des communications dues aux membres de la Société sont présentées et discutées mensuellement, tout au moins avant que les querelles de personnes n’en clairsèment nettement l’assistance. S’y adjoindront encore des “journées provinciales” ou d’autres rencontres qui permettront des regroupements plus vastes, tel le Colloque international organisé à l’Abbaye de Royaumont du 10 au 12 juillet 1958. On y discutera un rapport de Lagache sur “Psychanalyse et structure de la personnalité” et un autre de Lacan sur “La direction de la cure et le principe de son pouvoir”.

Une journée psychiatrique organisée par Henri Ey, qui joue le rôle d’un “monsieur bons-offices” un peu ambigu entre les deux sociétés, réunit le 21 novembre 1954, autour du thème “Les Etats dépressifs”, des rapporteurs tels que Serge Lebovici ou Jean Mallet de la SPP et Julien Rouart, encore inscrit à l’époque à la SFP Daniel Lagache, en tant que président du groupe de l’Evolution psychiatrique, préside la matinée de travail, tandis que Pierre Mâle dirige l’après-midi de discussions. Lors de celles-ci, interviennent Pierre Marty, Marie Bonaparte, Cyrille Koupernik, Henri Ey, Daniel Lagache, Paul-Claude Racamier, René Held et Jacques Lacan. Il y a “affrontement des divers points de vue”, écrit Pierre Marty qui se borne à espérer dans un bref compte rendu qu’ “en centrant davantage la discussion autour de cas cliniques […], peut-être [cet affrontement] deviendra-t-il l’interpénétration souhaitable”.

Il n’en sera rien dans un proche avenir car les plaies de la rupture ne sont pas cicatrisées et le succès grandissant de l’enseignement de Lacan accentue l’écart qui sépare les psychanalystes français. Entre SPP et SFP, bien entendu, mais assez rapidement entre membres de la SFP elle-même. Il y a, et il y aura de plus en plus, les “lacaniens”, reconnaissables à certaines allures ou aux tics de langage qu’ils empruntent à leur maître, et les autres, qu’ils affectent d’ignorer. Lacan donne volontiers l’exemple d’une ironie féroce en fustigeant ses adversaires, mais ses élèves, répétant ses sarcasmes, en dirigeront bientôt les traits contre ceux qui, dans leur propre Société, ne se convertissent pas au message lacanien.

Celui-ci a pour thème, à l’occasion d’une conférence prononcée à la Clinique neuro-psychiatrique de Vienne, le 7 novembre 1955, “le retour à Freud”. Le succès de cette formule mobilisatrice sera prodigieux, mais encore dépassé par cette autre phrase, puisée dans la . même conférence sur “La chose freudienne”, rapportant “ce mot de Freud à Jung de la bouche de qui je le tiens, quand invités tous deux de la Clark University, ils arrivèrent en vue du port de New York et de la célèbre statue éclairant l’univers : “Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste.”” Toute une imagerie romantique et révolutionnaire de la psychanalyse en naîtra, reprise et magnifiée après l’explosion de mai 68, assurant à Lacan, qui en devient le symbole, un succès politique incontestable.

A côté des aphorismes fameux, “L’inconscient est structuré comme un langage” ou “L’inconscient est le discours de l’Autre”, il est un autre trait lacanien qui fera en France son chemin. On l’attribuera rétroactivement à Freud qui n’avait pas sur ce problème une opinion si nettement exprimée, alors que Lacan en revendique très justement la paternité le 5 février 1957, à l’occasion d’une conférence de Georges Favez, en déclarant : “L’analyse thérapeutique a toujours quelque chose d’assez limité. La guérison y a tout de même toujours un caractère de bienfait de surcroît comme je l’ai dit au scandale de certaines oreilles.”

Avec le recul du temps, d’ailleurs, de nombreux propos de Lacan apparaissent obstinément destinés aux oreilles, qu’il veut et sait à l’affût, de ses amis de jadis, images souvent évoquées d’adversaires qui lui manquent et dès lors l’exaltent. Malgré leur affectation d’ignorance réciproque, bien des correspondances secrètes relient Lacan, Lagache, Nacht et Bouvet dans le souterrain des affinités déniées et des amours déçues.

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