« L’induction charnelle de la mère sur la fille »
Entretien avec Paul Denis suite à sa conférence de psychanalyse générale du 15 mai 2025.
Bonjour Paul Denis, voilà un titre mystérieux, qu’entendez-vous par l’induction charnelle de la mère sur la fille ?
Afin d’éclaircir mon propos, je vais vous parler de ce qu’Hélène Troisier, dans son article « L’empreinte érotique de la mère sur la fille », désigne sous le terme d’homosexualité latente » dans le développement psychique, non seulement des filles, mais aussi des adolescentes et des femmes.
L’homosexualité, et les investissements homosexuels ne se limitent pas en effet à l’homosexualité manifeste, c’est-à-dire à la pratique d’un érotisme homosexuel qui fait se définir les personnes qui ont fait ce « choix » comme « homosexuelles » par opposition à « hétérosexuelles ».
L’homosexualité, les investissements homosexuels concernent tout un chacun, à tout âge, et quelle que soit la pratique sexuelle qui sera finalement adoptée.
L’homosexualité latente est inconsciente et ne donne pas forcément lieu à des conduites explicitement homosexuelles. Je pense que cette idée d’homosexualité latente est cliniquement intéressante à considérer en particulier par rapport à l’opposition pertinente, proposée entre homosexualité agie et homosexualité psychique.
Pouvez-vous nous définir plus précisément ce que sont ces trois registres de l’homosexualité ?
L’homosexualité agie signifie une organisation impliquant des échanges sexuels avec des personnes de même sexe, l’homosexualité psychique désigne les relations affectives, fantasmatiques et identificatoires par rapport à des personnes de même sexe.
Ces deux courants ne sont pas forcément en harmonie. Pour illustrer mon propos, j’ai pu, par exemple, observer un homme qui avait une sorte de phobie de l’homosexualité psychique — un recul devant les amitiés masculines, un recul par rapport à un père bienveillant qui aurait bien aimé lui apprendre le bricolage —, et qui parallèlement multipliait les rencontres sexuelles éphémères avec des hommes.
L’idée d’homosexualité latente désigne ce courant d’investissement homosexuel présent chez chacun même s’il ne donne pas lieu à des investissements et conduites explicitement homosexuels, mais il s’exprime au travers de fantasmes plus ou moins refoulés ou dans le registre de la tendresse ou des amitiés, échanges vécus, inhibés quant à un but sexuel. Ils organisent une relation homosexuelle, latente donc, entre mère et fille (ou entre père et fils). Ils se développent de façon différente chez la fille et chez le garçon.
Nous trouvons beaucoup d’écrits sur l’homosexualité latente chez l’homme, plus rares sont ceux chez la femme, d’ailleurs Freud ne dit-il pas de la sexualité féminine qu’elle est « un continent noir » ?
Freud a reconnu l’importance de ces liens attachant la fille à sa mère. Mais dit-il : « tout ce qui touche au domaine de ce premier lien avec la mère (...) est soumis à un refoulement particulièrement inexorable ». La mère, premier objet d’amour est « réellement la première séductrice » — de sa fille — au sens sexuel du mot : « Dans ce cas toutefois, le fantasme touche le sol de la réalité car c’est réellement la mère qui, lors des soins corporels donnés à l’enfant, a dû provoquer et peut-être même éveiller d’abord des sensations de plaisir sur les organes génitaux. »
Cependant, il faut ajouter aux organes génitaux la zone anale très investie par les mères dans son fonctionnement lié tant à la défécation qu’à la maîtrise de la propreté.
Cette séduction, involontaire, si elle est modérée, est ressaisie par un moi actif qui cueille au passage ces excitations provoquées, vécues comme agréables et non pas débordantes. Elles sont, alors, assimilées par la fille dans le développement de ses autoérotismes. Dans ce cas de figure, la séduction de la mère aura été alors une séduction initiatrice.
Mais vous semblez évoquer des situations où la séduction involontaire pourrait être quantitativement et qualitativement excessive ?
Hélène Troisier nous éclaire à ce sujet : « quand les soins provoquent une excitation trop intense et trop souvent répétée, ils modifient l’évolution fantasmatique. Le moi est incapable de maîtriser la soudaineté de l’irruption pulsionnelle [cette irruption de l’excitation sexuelle] et l’enfant se trouve dans l’impossibilité de choisir : accepter ou se dérober à la position de passivité. Soumission à l’excitation et soumission à l’activité de la mère. Tout le paradoxe de la situation est la rencontre du plaisir que l’on ne peut fuir, donc éprouvé dans l’ambivalence, associé à la perte de la maîtrise, tant sur l’objet que sur la relation à celui-ci, ainsi que sur sa propre excitation et son contrôle sphinctérien. »
Il y a ainsi une dimension traumatique à ces éprouvés de la fillette et à ce qu’elle perçoit ou imagine du plaisir pris par la mère à donner ces soins. Hélène Troisier cite une patiente qui avait vécu comme trop intense la séduction maternelle : « Ses soins très attentionnés étaient ressentis comme des attaches captatrices ». Lors de soins répétitifs de la zone anale cette patiente éprouvait une honte intense, et avait honte en y repensant, honte de ce que sa mère pouvait ressentir : « J’avais honte de son excitation ».
Jean Laplanche propose le concept de « séduction originaire généralisée », il s’intéresse à la mère qui propose inconsciemment à l’enfant des signifiants énigmatiques, verbaux et non verbaux, imprégnés de significations sexuelles inconscientes. L’enfant serait face à une énigme : « Que me veut ce sein qui s’excite en m’allaitant ? ». Vous allez plus loin en vous appuyant sur les travaux d’Hélène Troisier qui introduisent la honte. Dans l’exemple cité ci-dessus, il ne s’agirait pas alors de la honte de l’enfant à ressentir de l’excitation par des soins excessifs mais plutôt d’une honte à percevoir l’excitation que ressent la mère en donnant les soins.
Laplanche voit le développement de la sexualité chez l’enfant — initialement limité à l’auto-conservatif —, comme une implantation du sexuel infusé par l’adulte. Je ne partage pas ce point de vue de Laplanche. Je pense qu’il existe une disposition sexuelle initiale chez l’enfant laquelle rencontre le sein et les comportements séducteurs de la mère.
Oui, percevoir l’excitation de sa mère donne aux soins la valeur d’un échange sexuel incestueux. L’excitation de la mère peut naturellement exister et être perçue mais ce n’est le plus souvent qu’une attribution projective à la mère de l’excitation ressentie par la fille. « La honte reflète l’impossibilité de n’avoir pu maîtriser l‘afflux pulsionnel déclenchés par les soins particuliers de la mère ». Dans son article, Hélène Troisier détaille différents cas cliniques où des soins prolongés de la vulve ont laissé leur empreinte. Souvent ce sont des manœuvres anales — lavements, suppositoires et autres — fréquemment voire quotidiennement répétées, qui ont laissé derrière elles une empreinte érotique anale, donnant ensuite une valeur incestueuse maternelle aux relations sexuelles avec les hommes, fauteuse d’inhibitions. Hélène Troisier décrit chez sa patiente une angoisse à l’idée d’être pénétrée par sa mère si elle éprouve un désir sexuel : « Je ne vais tout de même pas trouver ma mère entre [mon mari] et moi chaque fois que je fais l’amour... Si elle peut pénétrer par-là, elle va pénétrer entièrement et occuper toute la place ; je n’existerai plus et nous ne ferons plus qu’un ! » Une patiente arrêtée au début d’une relation sexuelle par une caresse qui lui évoque les soins de sa mère se fige et doit relancer son excitation en faisant appel à un fantasme de pénétration sadique par son partenaire.
Cette empreinte érotique de la mère laisse planer l’ombre d’un inceste homosexuel.
La menace d’être passivement possédée par la mère peut ainsi occuper une place considérable dans le développement et l’appropriation de la sexualité féminine. Elle devient un obstacle aux identifications maternelles, et peut en tout cas les compliquer beaucoup.
Cette empreinte érotique maternelle est une forme « d’induction charnelle » liée au fonctionnement des pulsions partielles, anales en particulier, dont l’excitation a été passivement subie, sans qu’elle soit inhibée quant à son but sexuel.
Vous développez le concept d’induction charnelle, l’induction dans sa définition scientifique est une production d'énergie qui se déplace d’un circuit vers un autre ou vers un corps neutre. Il y aurait donc un déplacement de l’excitation du corps de la mère dans le corps de la fille.
Dans ces situations, la sexualité entre mère et fille ne peut se convertir en tendresse, et le moi ne peut s’approprier cette excitation qui l’envahit faute de pouvoir y être actif. Les choses peuvent aller jusqu’à une sorte de confiscation par la mère de la maîtrise anale interdisant à l’enfant d’en devenir l’agent, ce que Jean Favreau désignait comme castration anale.
Il faut bien comprendre que cette empreinte érotique de la mère sur la fille, lorsqu’elle dépasse sa valeur de séduction a minima, initiatique tend à attacher la sexualité au fonctionnement de telle pulsion partielle, de telle ou telle zone érogène.
Vous parliez plus haut de séduction involontaire modérée, peut-on penser alors que ce que vous définissez par induction charnelle maternelle peut aussi se développer sur un autre registre que le traumatique ?
Oui, à l’inverse de ces phénomènes d’induction charnelle maternelle précoce à valeur traumatique et organisatrice de symptômes, nous voyons et retrouvons chez nos patientes une tout autre forme d’induction charnelle à valeur constructive et qui intéresse la sexualité évoluée, tissée de l’ensemble des pulsions partielles et mettant en jeu les identifications à une personne globale, mouvements d’identification extrêmement porteurs.
Nona Vincent est le titre d’une nouvelle de Henry James dont le point clef est le problème d’une comédienne, qui doit incarner le personnage féminin d’une pièce qu’elle doit jouer. Un auteur dramatique a écrit une pièce dont le personnage central, Nona Vincent, a été inspiré par l’une de ses amies, femme mariée charmante, intelligente et généreuse, maternelle d’une certaine façon. On monte la pièce mais la comédienne a toutes les peines du monde à s’approprier le personnage malgré les indications données par l’auteur lui-même. Lors de la première la pièce n’est pas trop mal reçue mais la comédienne est jugée décevante. « Elle a du talent mais elle ne voit pas Nona Vincent, elle ne voit pas la femme que vous aviez en tête » dit-on à l’auteur. « Elle n’y est pas, elle crée un personnage différent ». En somme elle n’arrive pas à s’identifier au personnage. Et puis, divine surprise, à la seconde représentation tout a changé. Le metteur en scène en est abasourdi « elle s’est lancée dans une nouvelle interprétation, un sacré saut périlleux en plein vol. (…) c’est fichtrement bon… » Le miracle vient de la rencontre qui a eu lieu entre la comédienne et la femme qui a été le modèle du rôle. L’actrice évoque leur rencontre : « Je ne sais pas ce qui s’est produit. Elle n’a fait que rester assise ; elle m’a tenu la main et m’a souri ; elle avait du tact, de la grâce (…) J’avais comme l’impression qu’elle me donnait tout ; je l’ai pris, je l’ai pris. Je l’ai retenue devant moi, je l’ai absorbée. (…) ce fut une révélation. Elle m’embrassa lorsqu’elle s’en alla, et vous pouvez deviner si je l’embrassai. Nous fûmes d’une tendresse folle… »
Cette tendresse folle, le plaisir partagé avec le modèle du personnage lui a permis de s’identifier à lui. Une appropriation active via le plaisir s’est produite permettant un mouvement d’identification conquérant. La rencontre directe a alors une valeur irremplaçable.
Si je comprends bien c’est donc par cette rencontre charnelle teintée de tendresse que la comédienne a pu s’identifier à Nona Vincent, rencontre charnelle qui par ailleurs n’a pas débordé le pare-excitation ?
Oui, pour continuer mon propos, je vais l’illustrer d’un autre exemple, également tiré de la littérature, c’est une nouvelle écrite par Hugo von Hofmannstahl : La femme sans ombre qui a été transposée ensuite en livret d’opéra, opéra du même nom et dont la musique a été composée par Richard Strauss. Ce n’est pas un conte de fée même s’il s’agit d’une fée.
Hugo Von Hofmannstahl, connaissait sans doute le conte d’Adalbert de Chamisso L’homme qui a perdu son ombre qui l’a perdue à la suite d’un pacte signé avec le diable.
Hugo Von Hofmannstahl imagine non pas une femme qui a perdu son ombre, mais une absence congénitale d’ombre, chez une fée. Cette fée qu’un empereur a fait impératrice en l’épousant, est la fille du puissant Prince des esprits. Elle est surveillée et protégée par sa nourrice, sorte d’imago maternelle possessive, que l’être humain dégoûte, et qui ne veut pas que « son enfant » change, ce qui se passerait si elle trouvait une ombre.
L’impératrice-fée est, en somme, fille de l’Esprit et d’une femme dégoûtée de l’homme. Un messager du monde des esprits surveille l’impératrice et vient vérifier périodiquement que « la chose odieuse » ne s’est pas produite entre celle-ci et l’empereur et qu’elle « ne projette pas encore d’ombre », c’est-à-dire qu’elle ne connait toujours pas la sexualité et reste transparente : « elle ne projette pas plus d’ombre que si elle était de cristal » précise la nourrice au messager.
Hugo von Hofmannstahl dit : « C’est avec son ombre qu’on rembourse à la terre sa dette d’existence ». Quelle est donc la valeur symbolique de l’ombre ?
Sans ombre, cette impératrice ne peut donner d’enfant à l’homme qu’elle aime — l’empereur qui l’a épousée —, et elle en souffre. Pure, divine tant qu’elle n’a pas d’ombre elle redoute en même temps d’en trouver une : « Suis-je tombée si bas qu’il me faille me métamorphoser en animal pour me livrer aux mains cruelles des hommes ?». L’ombre serait ce qui la rend véritablement femme avec l’acceptation de la part animale de toute sexualité.
Pourrait-on dire que le passage de la jeune fille à l’état de femme se ferait par un mouvement de renoncement à un idéal de pureté, de chasteté?
En effet être une femme sans ombre ressemble beaucoup à un idéal plus ou moins présent à l’adolescence et parfois très impérieux. La question se pose de savoir si elle fait partie d’une voie d’identification pour toute jeune fille ou femme? Ce pourrait-être un héritage de la période de latence : rester la petite fée, favorite de son père, transparente, totipotentielle, douée de tous les pouvoirs sans en exercer aucun, capable de s’imaginer, ne serait-ce que de façon éphémère dans tous les rôles possibles et tout cela sans avoir « à se métamorphoser en animal pour se livrer aux mains cruelles des hommes », c’est-à-dire de s’identifier à une femme « coïtée par le père », à sa mère dans l’exercice physique de la sexualité. Toute fillette n’est-elle pas un peu ombrageuse, effrayée de cette ombre indiscernable, la féminité, qu’il lui faut s’approprier ? Et n’a-t-elle pas rêvé de rester « au-dessus de ça » dans l’azur de la transparence ?
Ceci me fait penser à une pratique d’une secte de castrats Russe, les Scoptes, qui s’est développée pendant près d’un siècle et demi. Le culte absolu de la pureté les conduisait, pour rester « purs » à s’émasculer au fer rouge, et les femmes de la secte s’amputaient de leurs seins.
Dans cette perspective, une vocation religieuse pourrait-être un avatar de cet idéal de femme sans ombre : être l’épouse de Dieu et gagner la vie éternelle au prix de la sexualité et de la maternité. Nombre de jeunes filles anorexiques ne refusent-elles pas leur ombre de toutes leurs forces ? Et chez certaines femmes restées célibataires ? Un lien à quelque prince des esprits ne les maintient-elles pas à l’écart de l’animalité du sexe et de la procréation ? Anna Freud est restée liée à son père, « Prince des esprits » s’il en fut, et lui a sacrifié la vie sexuelle et la maternité qu’elle aurait pu connaître avec un autre homme. D’ailleurs, il n’est pas certain que ses attachements homosexuels, que ce soit à Lou Andreas Salomé ou à Dorothée Burlingham aient comporté des relations explicitement sexuelles. Et que dire des revendications « Queer », « Trans » et autres ? Pourraient-elles être des avatars de cet idéal qui efface par la transparence la complexité, les paradoxes du féminin, en particulier chez les jeunes filles qui se disent « trans » et qui sont prêtes à se faire enlever leur poitrine et leurs organes génitaux internes ? Plus que d’une volonté d’être de l’autre sexe ne s’agit-il pas d’abord, pour ces jeunes filles, de se débarrasser de leur ombre?
Monique Bydlowski s’intéresse à l’ombre comme une nécessité, nécessité de la dette qui circule entre la mère et la fille, la dette du don de la vie. De votre côté, vous rajoutez à la question du lien qui unit mère et fille autour du corporel la dimension de l’animalité.
En effet, cet idéal de rester « sans ombre » s’oppose à la difficulté qu’il y a à donner forme, à partir de cet idéal, à un projet qui ne peut être idéal car il faut intégrer l’animalité, à partir de données corporelles pressenties plus que perçues, et qui sont multiples et contradictoires. L’envie du pénis, qui fait de la fillette un « garçon manqué » investissant les valeurs phalliques, apparait alors comme l’équivalent d’un investissement fétichiste : investir l’envie d’un élément anatomique porté par le garçon — je ne l’ai pas mais je l’aurai ou je l’ai eu — pour échapper à cette inquiétude de porter en soi un potentiel inconnu qui ne peut s’élaborer en idéal, à partir d’éléments anatomique tangibles et donc non idéaux. Faute d’organe perceptible, imaginer un pénis en elle, amène la fillette à donner une signification pénienne au bol fécal : le « pénis anal ». Il s’agit d’une théorie sexuelle infantile et créative, surtout féminine (mais pas seulement).[1]
Liliane Abensour écrit que l’envie du pénis chez la fille est comme « une défense contre ce que représente le corps sexué du devenir mère », est-ce ainsi que vous l’envisagez ?
Voilà ce que j’en dirai, cette envie du pénis a le mérite d’être purement fantasmatique et de soutenir l’élaboration psychique de la poussée sexuelle. Cette envie du pénis a ainsi une valeur protectrice et organisatrice précieuse qui se déclinera peu à peu en capacité à exercer un pouvoir, en désir de tirer parti du pénis d’un partenaire sexuel, en désir d’enfant, en désir de passer de l’envie du pénis au désir du plaisir pris à s’en saisir…Sans oublier évidemment la valeur de l’analité pour la conquête de l’animalité.
Les idéaux issus de l’ombre apparaitront peu à peu favorisés par une organisation provisoire soutenue par l’envie du pénis, par le programme phallique élaboré par la fillette. Le sens donné aux expériences peu à peu vécues avec les deux parents, évolue avec ces mouvements qui émergent de l’ombre, les parents apportant leur soutien à ces idéaux, ou à tels de ces idéaux. Michel de M’Uzan disait que « l’idéal du moi est le programme phallique de la mère », formule trop condensée sans doute mais qui indique bien l’importance du « programme phallique » maternel, héritier de l’envie du pénis, dans la constitution des idéaux de la fillette. Le programme phallique, ou antiphallique, de la mère joue évidemment un rôle tout aussi important pour le garçon.
Mais revenons à notre impératrice
Cette fée qui veut se sortir de son état, surmonte le conflit intérieur grâce à l’aide de sa nourrice, quelque peu sorcière. Elle la subvertit en faisant de cette surveillante interdictrice une alliée. Toutes deux vont aller à la recherche d’une mortelle à qui voler son ombre. Et elles la trouvent en la personne de la belle femme de Barak le teinturier. Celle-ci qui ne souhaite pas avoir d’enfants et se refuse à son mari, ne veut pas, en somme, de son ombre. Elle sera donc une victime de choix. La vieille nourrice et l’impératrice s’introduisent chez elle et lui promettent la venue d’un homme prestigieux censé être follement amoureux de sa beauté.
On remarque dans ce conte qu’aucun des personnages n’est nommé, excepté le teinturier Barak qui vers qui se tournera la jouissance de la fée. Ils sont présentés sous l’angle de leur fonction, impératrice, nourrice, empereur, comme si ce qui comptait le plus était leur incarnation symbolique.
En effet et voici comment s’opère la captation de l’ombre : L’homme prestigieux appartient en fait au monde des esprits, c’est un « effrit ». Il arrive brûlant de désir : « Il était d’une grande beauté » et dans ses yeux « grimaçaient les abîmes de ce qui est à jamais interdit ». Il s’empare de la belle teinturière qui se livre à lui. L’impératrice « comme si elle eut pénétré elle-même l’âme de la teinturière, à la pensée que cette femme allait subir l’étreinte d’un tel démon (…) voulut attirer à elle la teinturière, et elle ne remarqua même pas que c’était la première fois qu’elle entourait de ses bras un être humain. La teinturière s’abandonna sans volonté dans les bras de l’impératrice ; ses yeux ne voyaient que l’effrite, elle se perdait en lui tout entière. Une formidable commotion secoua l’impératrice de la tête aux pieds. C’était à peine si elle savait encore qui elle était… ». « … sa force pure elle-même commença à l’abandonner (…) … de toute sa ferveur, un appel monta en elle vers le teinturier Barak… » qui vient d’entrer dans la pièce. Son désir se lève donc vers l’homme de la femme qu’elle vient de tenir dans ses bras, « l’effrit avait disparu ». C’est l’orgasme de l’impératrice au contact d’une femme qu’elle serre dans ses bras qui lui donne une ombre. Elle s’identifie à une femme « coïtée par le père » qui désire un homme.
Contre son ombre la teinturière aura l’éternelle beauté, l’éternelle jeunesse au prix de la perte de sa sexualité, de l’enfantement, de l’allaitement et … du monde des affects et des représentations qui les accompagnent.
Il s’agit bien entendu d’un conte qui déroule un scénario fantasmatique.
Ce scénario permettrait donc de passer de la transparence à l’épaisseur charnelle par le truchement d’un fantasme homosexuel. Pouvez-vous nous éclairer sur sa construction ?
Si l’on suit la démarche de l’impératrice, sa conquête commence par un amour chaste pour l’empereur qui l’a épousée et à qui elle pense qu’il faudrait donner des enfants. Rester pure, sans tache et sans ombre, transparente, sans rien à cacher, rester la fille du Prince des esprits, fantasme de virginité, est un idéal dont elle sent qu’elle doit se défaire. C’est à travers une quête homosexuelle qu’elle va parvenir à conquérir une ombre, son ombre. Elle modifie son imago interdictrice, sa servante, et en fait sa complice. Grâce à l’intervention d’un leurre, d’un esprit, l’effrit, qui prend la place d’un homme, elle va s’emparer de l’ombre de la belle teinturière. Elle n’a jamais encore connu de contact homosexuel et prend pour la première fois une femme dans ses bras, et c’est une femme que le coït n’effraie pas. Non seulement elle la prend dans ses bras mais elle l’accompagne dans un coït au point d’en éprouver « une formidable commotion », autrement dit un orgasme, vécu comme par résonance. Elle s’identifie donc à une femme qui se livre à elle tout en se faisant, activement, « coïter par le père » en l’occurrence un esprit (comme papa…) qui joue le rôle de l’homme.
L’amour homosexuel pour la mère apparait ici comme ce qui permet de s’identifier à elle dans le coït avec un homme et d’y trouver une expérience de satisfaction. Peut-on penser que, dans la vie ordinaire, c’est par l’intermédiaire de ce « fantasme de l’impératrice » que s’opère la conquête de l’ombre ?
S’agirait-il d’un fantasme masturbatoire que l’on pourrait considérer comme fantasme originaire de la féminité ?
Alors comment se construirait ce fantasme masturbatoire qui ouvre l’accès au féminin ?
Il se construirait par un scénario masturbatoire qui serait schématiquement celui-ci : se provoquer un orgasme en s’imaginant en contact corporel avec la mère pendant que celle-ci se livre au coït avec le père. La jeune fille y exerce un rôle actif et c’est ainsi une victoire sur la scène primitive qui dissipe l’obscurité angoissante d’une excitation subie sans satisfaction. Il s’agit alors d’une victoire de l’activité de la fille par rapport à sa mère. Par ce fantasme la fillette qui se masturbe exerce psychiquement une emprise sur sa mère : elle la tient dans ses bras. Elle vit activement son excitation sexuelle par rapport à sa mère alors que jusque-là les soins corporels pourvoyeurs de satisfactions sexuelles étaient reçus mais non activement gagnés.
Dans le cas de l’impératrice, la femme est active, elle exerce sur une femme son emprise et se fait la complice de l’emprise de la teinturière sur l’homme. Dans le fantasme masturbatoire que j’en déduis, la fillette est parfaitement active. Il ne s’agit pas d’un « meurtre de la mère » mais d’une prise de possession érotique de ses capacités à vivre le coït. L’idée de meurtre viendrait masquer la dimension incestueuse du fantasme.
Pour devenir femme, la jeune fille, au-delà d’un mouvement d’identification, prendrait possession des capacités de sa mère à vivre le coït. Vous insistez sur la dimension active corporelle de cette construction. Comment la fille vit-elle cette conquête du féminin ?
Dans la conquête du féminin via l’homosexualité vis-à-vis de la mère il y aurait un féminin honteux, celui qu’induit l’empreinte érotique de la mère sur la fille, au sens d’Hélène Troisier, et un féminin coupable mais grandi de l’être, acquis dans le fait d’arracher à la mère son ombre, sa féminité. Un autre versant, le versant paternel de la conquête, a été très bien décrit par Catherine Chabert : le féminin mélancolique. J’ai séduit mon père, ce n’est pas lui qui m’a séduite, j’en ai la responsabilité. (Parler de féminin coupable pourrait aussi convenir, il serait peut-être plus juste que l’adjectif « mélancolique » qui renvoie à un vécu dépressif écrasant).
Lorsque Freud, tout en trouvant la simplification un peu hâtive, assimile le féminin à la passivité et le masculin à l’activité, il fait bon marché de la capacité de l’homme à être passif et fait un sort expéditif à l’activité de la femme. En fait, cette assimilation ne résiste à aucune observation clinique, fût-elle sommaire. Il me semble que lorsque Freud caractérise le féminin par la passivité et le masculin par l’activité, il exprime essentiellement sa propre crainte devant l’activité féminine, sa peur de l’emprise féminine — celle de sa mère possessive, et sans doute séductrice— et d’autre part son horreur symétrique de la soumission masculine, au point de faire de celle-ci le « roc biologique » sur lequel butera l’analyse des hommes. C’est une forme de phobie à l’égard de l’emprise féminine qui fait caractériser le féminin par la passivité.
Certes la biologie impose à la femme des expériences corporelles qui ne peuvent être vécues psychiquement que sur le mode passif, les règles, le déroulement de la grossesse par exemple. Mais la sexualité féminine est tout à fait active. La féminité est active, pas seulement sur un éventuel mode phallique, elle est active par l’exercice de tous ses moyens d’emprise : la séduction, la parole, le vêtement, les bras et le corps entier et la manifestation de ses désirs. Sauf situation de contrainte, dans les rapports sexuels, la femme n’est passive que si on veut la voir ainsi. Se saisir du pénis est parfaitement actif quelle que soit la partie du corps utilisée. La pulsion est active, le faisceau pulsionnel déployé dans les relations sexuelles ne l’est pas moins, que ce soit chez l’homme ou chez la femme. La passivité est le fait de la satisfaction qui une fois gagnée, permet la passivité dans la béatitude éprouvée. L’autre modalité de la passivité est celle, effrayante, à laquelle nous assigne le traumatisme.
Bibliographie
Abensour, L., « L’ombre du maternel ». RFP 2011/5, Vol.75
Bydlowski, M., 2008. « Les infertilités primaires », in Les enfants du désir. Odile Jacob
Freud, S. Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987.
James, H. « Nona Vincent », Nouvelles complètes III, La Pléiade, Gallimard, 2011.
Laplanche, J.,1987. « La séduction originaire » in Nouveaux fondements pour la psychanalyse. Paris. PUF.
Troisier, H. « l’empreinte érotique de la mère sur la fille » Rev. française de psychanalyse. LVIII, 2003, N°1. p 65.
Von Hofmannstahl, H. « La femme sans ombre », in Œuvres en prose, La pochothèque, 2010.
[1] Chez le garçon, lorsque l’on parle du meurtre du père, il s’agit d’un fantasme d’appropriation du père, de sa puissance par une possession sexuelle, inceste masculin que l’idée de meurtre rend inapparent