Société Psychanalytique de Paris

L’intersubjectivité en psychanalyse : une dérive phénoménologique

Christian Delourmel

Owen Renik montre clairement en quelques pages comment son parti pris théorique réducteur retentit sur la pratique analytique en la ramenant à une banale démarche phénoménologique. En effet, on voit bien en le lisant comment la relation analytique, amputée de sa dimension intrapsychique, aboutit à un simple échange entre deux personnes, « la relation analytique consistant, pour lui, en une interaction entre deux subjectivités celle du patient et celle de son psychanalyste ». L’intersubjectivité ainsi conçue, affirme l’auteur, « nous oblige à revoir, d’un œil critique, le principe de l’anonymat analytique (qui impose, par exemple) d’éviter de faire des révélations personnelles sur sa vie privée (alors que) bien au contraire, afin de faciliter l’échange intersubjectif dans la situation clinique, l’analyste doit souhaiter que son expérience soit aussi accessible que ce soit à son patient ». Cet « échange intersubjectif » qui réduit la relation analytique à un dialogue entre deux sujets en situation symétrique exclut toute prise en compte de l’asymétrie irréductible entre l’analysant et l’analyste qui spécifique la situation analytique. Exit le cadre, cet « appareil psychanalytique dont la fonction vise la transformation de l’appareil psychique en appareil de langage et réciproquement » (Green, 81). Exit sa fonction symbolisante « de la structure inconsciente du complexe d’œdipe que l’appareil psychanalytique fait parler »(Green, 82). Exit la spécificité du discours produit dans et sous l’effet du cadre, et les effets de réflexion sur le sujet de son propre discours dans le mouvement du double transfert sur la parole et sur l’objet. Exit la complexité des processus inconscients, exit la complexité de la dynamique transféro-contretransférentielle impliqués dans l’état de séance « cette expérience où l’analyste éprouve le transfert, ou les transferts entre deux psychismes en état de régrédience comme un carrefour bouillonnant de croisements transgressifs. Car comme le rêve, le transfert est lui-même un travail de tissage à mouvements innombrables » (Botella, 1, 23). Exit toute notion de processus analytique, de conflit intrapsychique, de fonctionnement mental dans la séance. Les seuls effets appréciables de la rencontre analytique résident pour Owen Renik dans une « co-création d’insights » qui semble constituer à ses yeux la finalité principale du travail analytique et le fondement de l’évaluation du travail accompli. C’est en effet dans la logique de sa conception excluant la prise en compte des effets de résonance induits sur la dimension intersubjective par les intrapsychiques des deux sujets mis en relation, que l’auteur peut avancer, sans état d’âme, qu’« il n’existe pas de critères internes au cadre analytique pouvant être utilisés, pour évaluer de façon valable si un résultat thérapeutique est en train d’être accompli » car, précise-t-il, les critères permettant d’évaluer les résultats de l’action analytique «  sont indépendants de la théorie analytique ».(soulignés par moi). Grâce au courant intersubjectiviste dont Owen Renik est le chef de file, la psychanalyse pourrait enfin rejoindre les exigences de la science en offrant à la Recherche les critères d’objectivité que seuls, selon lui, peut offrir l’observation des comportements, hors séance :« cette approche de la validation en psychanalyse, suite logique de la reconnaissance de la nature intersubjective de l’investigation clinique analytique, est une approche scientifique qui requiert, ce que requiert la science, que les postulats de narrations différentes soient jugés sur une base pragmatique, empirique, (nécessitant) une situation expérimentale dans laquelle les récits peuvent être évalués d’après leur aptitude à prévoir ». Une prédictibilité que la psychanalyse ne peut proposer car « lorsqu’on cherche à atteindre des objectifs spécifiquement psychanalytiques, l’analyse clinique devient une entreprise herméneutique plutôt que scientifique ». Sic !!! Dans la logique d’exclusion par l’auteur de la dimension intrapsychique de la relation analytique, l’évaluation du processus analytique ne pourrait être fondée que sur « sur le bénéfice thérapeutique basé sur des observations faites hors de la relation analytique et du cadre clinique ». (soulignés par moi). Re-sic !!!

 

Grâce au courant intersujectiviste, la psychanalyse pourrait ainsi évacuer l’intrapsychique… et l’intersubjectif conçu comme seulement l’un des deux pôles d’une dialectique de l’intrapsychique et de l’intersubjectif. Il s’agit en fait, on l’a bien compris, en amputant la relation analytique de l’intrapsychique, d’évacuer ce qui anime cette dialectique. En d’autres termes, il s’agit d’évacuer les soubassements pulsionnels du psychisme. Libérée de la complexité qu’implique la prise en compte de cette « cellule fondamentale de la théorie qu’est le couple pulsion-objet »(Green, 94) et de la dialectique ouvrante de leur mise en rapport où « la construction de l’objet mène rétroactivement à la construction de la pulsion qui construit l’objet »,(Green 105), la pratique analytique, réduite à l’ensemble des rapports mutuels entre le patient et l’analyste, pourrait enfin rejoindre les rangs de la psychologie comportementale et cognitiviste. La psychanalyse pourrait ainsi revendiquer son plein statut de science expérimentale en offrant des gages d’objectivité à ses résultats en excluant de son champ le travail interne pour se limiter à l’observation externe des comportements.

Certes, on entend bien dans cette dérive théorique l’effet d’un prolongement jusqu’auboutiste d’une réaction au solipsisme de Freud. Mais ce solipsisme n’était déjà plus tenable pour Freud à la suite de la mutation dans la conception de l’inconscient et de l’appareil psychique inaugurée par le passage de la 1ère à la 2ème topique dont une des conséquences fut de prendre en compte le rôle de l’objet dans la structuration du psychisme. Constatant, dans « Constructions dans l’analyse », que le retour du passé se faisait parfois sous forme de flash quasi hallucinatoire, dans un court-circuit de la voie habituelle (celle de la remémoration sous forme de souvenir représenté), Freud engagea un questionnement sur la remémoration qui sonna le glas de la levée de l’amnésie infantile comme finalité première de l’analyse. Ce questionnement sur la remémoration qui conduisit Freud à ré-évaluer la dynamique transférentielle, en prenant en compte « l’autre partie du travail…l’action de l’analyste reléguée (jusqu’ici) à l’arrière-plan » (Freud, 76), l’amena aussi à soupçonner une plus grande étendue de la séance. Comme on le voit, l’introduction du rôle de l’objet, de l’intersubjectif, ouvrait chez Freud une voie d’approfondissement permettant de soupçonner une plus grande étendue de la séance d’analyse. C’est dans cette voie que se sont engagés des auteurs comme André Green et César et Sara Botella, dont les travaux, prenant en compte la dynamique de l’intrapsychique et de l’intersubjectif, offrent de la séance une vision complexe. Cette complexité, qui reflète la complexité du psychisme, s’oppose radicalement au réductionnisme d’Owen Renik qui nous en offre une vision linéaire et terriblement aplatie.

 

Reposant sur un déni de la dimension intrapsychique et donc sur un déni du pulsionnel, cette simplication conceptuelle qu’est « l’intersubjectivité en psychanalyse » prônée par Owen Renik témoigne d’une volonté de réduire la complexité du psychisme en le privant du jeu des forces contradictoires qui l’animent. Cette simplification trouve un écho dans les théories psychanalytiques post-freudiennes qui avancent des modèles du narcissisme ou du moi en excluant le pulsionnel. C’est le cas par exemple de certaines théorisations du moi qui, naviguant entre le Charybde du moi autonome de l’ego-psychologie, et le Scylla d’un moi conçu comme produit des identifications imaginaires, « ont en commun de présenter un moi purgé de ses pulsions et aconflictuel » (Green, 97). Pourquoi le pulsionnel mobilise-t-il, depuis les débuts de la psychanalyse une telle levée de boucliers ? En soutenant la nature libidinale du symptôme, puis la nature pulsionnelle du narcissisme et des fondements du psychisme comme de son fonctionnement, et cela jusque dans ses fonctions les plus éloignées de la sexualité, comme le langage et la pensée, Freud avançait des propositions gênantes pour la morale traditionnelle et l’esprit humain. L’on connaît le parfum de scandale qui entoura, malgré une diffusion restreinte, la sortie des « Trois essais sur la théorie sexuelle » (Freud, 58). Comme le rappelle Michel Gribinski dans la préface de ce livre, les « Trois essais » rendirent Freud « presque universellement impopulaire », et ce livre lui valut plus d’insultes et d’injures que les autres. On le trouva, raconte Jones, immoral et son auteur malfaisant et obscène. On cessa de saluer Freud dans la rue. On ne mesure peut-être plus ce que pouvait avoir de radicalement nouveau et de choquant pour des oreilles du XIXème siècle des propositions comme « la sexualité de l’adulte est de caractère infantile… l’enfant est un pervers polymorphe…l’enfant fait un usage sexuel de tout, de ses orifices, de la surface de son corps un usage que rien n’empêche d’appeler amour ». Et cette autre proposition peut-être encore plus scandaleuse : « il se peut que rien d’un peu important ne se passe dans l’organisme sans fournir sa contribution à l’excitation de la pulsion sexuelle », ou encore : « le but de la sexualité ne serait pas la procréation, mais la recherche de plaisir » (Freud, 59). Cette levée de boucliers n’épargna pas la communauté analytique elle-même comme en témoigne ce commentaire de Jung qui parlait de la « poubelle de la sexualité infantile » ou celui de Lacan évoquant Mélanie Klein comme « une géniale tripière ».

Mais le pulsionnel ne heurte pas seulement la morale, ou le bon goût de penseurs(y compris psychanalystes), réfugiés dans l’intellectualisme. On connaît tous la remarque célèbre de Freud sur les trois blessures narcissiques infligées à l’humanité, l’inférence de l’hypothèse de processus inconscients, venant après Copernic et Darwin, ébranler nos illusions narcissiques. Mais cette remarque de Freud prend une nouvelle dimension à l’éclairage de la 2ème topique. En effet, le changement de statut de l’inconscient, avec l’introduction du concept du ça constitué de tensions contradictoires aspirant à la décharge, et rebelle à la domestication, ouvre sur une conception d’un psychisme traversé et animé par des forces certes susceptibles de transformations,— et l’on connaît le rôle de l’objet dans ce travail — mais ces forces gardent même dans les cas heureux un potentiel d’irreductibilité rebelle à toute évolution. Le constat de cette part d’irréductibilité ne constitue-t-elle pas une blessure narcissique profonde pour l’homme qui mesure ainsi sa vulnérabilité aux forces qui l’animent ? Et ce d’autant plus que le moi, dont l’analyste, dans l’esprit de la 1 ère topique, pensait pouvoir se faire un allié, se découvre être lui-même inconscient dans sa partie la plus importante, et que ses défenses elles-mêmes peuvent devenir la proie du pulsionnel, et cela, dans la méconnaissance la plus totale de ce processus de « pulsionnalisation» (Green, 1010). En déniant cette part du pulsionnel dans les fondements et le fonctionnement du psychique, le courant intersubjectiviste ne témoigne-t-il pas, comme les autres courants théoriques dont les modèles reposent sur le même déni, d’une défense mobilisée par le refus de renoncer à la toute puissance d’un moi qui se trouve contraint, dans sa partie inconsciente, de devoir reconnaître sa vulnérabilité défensive et sa relative impuissance vis-à-vis de ces forces pulsionnelles internes? Il existe de ce fait une potentialité traumatique pour l’homme d’être confronté dans ses approches théoriques aux racines pulsionnelles de sa vie psychique, de son œdipe, et peut-être est-ce une des raisons qui motivèrent la réaction contre la théorie de l’héliocentrisme défendue par Copernic puis Galilée. On sait comment Galilée, défendant à la suite de Copernic l’héliocentrisme, fut poursuivi par le Saint Office et dut se rétracter devant l’Inquisition pour sauver sa vie devant le scandale provoqué par la remise en cause scientifique de la millénaire théorie astronomique géocentrique. Oser remplacer la Terre par le Soleil comme centre de référence ! Certes, c’était décentrer l’homme dans sa croyance narcissique. Mais serait-ce vraiment forcer le sens que de postuler la nature pulsionnelle de l’enjeu profond quand on connaît les significations symboliques de la Terre et du Soleil dans bon nombre de civilisations. Les résistances à l’Œdipe et à ses bases pulsionnelles ne sont pas nouvelles, et prennent au cours du temps des modalités dont les attaques de l’Inquisition contre Galilée seraient une des manifestations et « l’intersubjectivité en psychanalyse » un des derniers avatars.

Si effectivement, depuis l’introduction de la 2ème topique, « nous aurions beaucoup de mal, comme l’avance Owen Renik, à trouver un psychanalyste qui dénie la dimension intersubjective dans la pratique analytique contemporaine, ce n’est pas le cas, hélas, pour la dimension intrapsychique. Son texte en est une claire illustration. C’est la raison pour laquelle notre devoir de psychanalyste est de combattre sans concession cette réduction de la relation analytique à l’intersubjectivité. Priver la pratique analytique de la dimension intrapsychique, c’est la priver de ce qui en constitue le ressort dynamique, car comme le dit André Green, « le propre de la situation analytique qui a lieu dans un échange psychanalytique est d’accomplir le retour sur soi au moyen du détour par l’autre…le plus intra ne peut se penser indépendamment de la médiation du plus inter, car la pensée de l’inter en psychanalyse ne peut se limiter à ce qui se déroule seulement entre les deux membres d’un couple, mais renvoie à un autre ordre de détermination qui échappe à l’observation de leurs rapports. Ce qui se passe en chaque intrapsychique, et lors de la relation ente deux sujets, révèle que la relation intersubjective est, en quelque sorte au-dessus des deux pôles » (911). In fine, priver la pratique analytique de la dimension intrapsychique, c’est l’amputer des soubassements pulsionnels qui l’animent, c’est-à-dire de la vie.

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Bibliographie

  1. Botella C.et S. (2001), La figurabilité psychique, Coll. Champs Psychanalytiques, Lausanne, Delachaux et Niestlé.S.A.
  2. Botella C.et S. (2001), la Figurabilité, Revue française de Psychanalyse, LXV, 4, p 1149-1239.
  3. Freud S,(1923) Le Moi et le Ca, Essais de psychanalyse, Payot 1982
  4. Freud S, (1900), L’interprétation des rêves, Paris, P.U.F, 1967.
  5. Freud S, (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1991
  6. Freud S, (1915), Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1978.
  7. Freud S, (1937), Constructions dans l’analyse, in Résultats, idées, problèmes(2), P.U.F 1985
  8. Green A, (1984), Le langage dans la psychanalyse, in Langages, Les Belles Lettres
  9. Green A, (2002), Idées Directrices pour une psychanalyse contemporaine, Puf
  10. Green A (2002), L’intrapsychique et l’intersubjectif, in La pensée clinique, Editions Odile Jacob, pp 37-76