Après l’armistice de 1918, ce sont de nouveau les Suisses qui vont déclencher de Genève, comme Freud l’avait espéré en 1911, « l’assaut de la France ». Henri Flournoy, Charles Odier et Charles Baudouin sont parmi les premiers, tandis que se prépare l’événement qui, incroyablement, ne s’était pas encore produit : en décembre 1920, la Revue de Genève publie la première traduction d’un écrit de Freud. Sous le titre « Origine et développement de la psychanalyse », un psychologue suisse, Yves Le Lay, rend enfin accessibles aux Français les cinq conférences sur la psychanalyse que Freud avait prononcées en 1909, lors de son voyage aux Etats-Unis. Devant ce « grand triomphe », Freud exulte et espère : « Des contacts plus discrets avec Paris nous promettent de trouver bientôt quelque audience dans cette France réticente. »
Paris, toujours Paris… car seule la province a manifesté jusqu’ici quelque intérêt. Mais a-t-on jamais conquis la France sans être reconnu par Paris ?
Comme en une partie de bras-de-fer, on sent dès l’année 1921 que la méconnaissance française perd du terrain et qu’un mouvement se dessine qui va gagner la capitale au freudisme. Signe annonciateur, dans le numéro d’avril de la Nouvelle Revue française, Albert Thibaudet met en lumière l’application possible des théories analytiques aux oeuvres littéraires et ironise sur la psychologie officielle française, « science qui prend à ses heures une figure curieusement nationaliste ».
En octobre 1921, André Breton se rend à Vienne pour y rencontrer le « plus grand psychologue du temps », mais revient fort déçu de son contact avec l’ « une des agences les plus prospères du rastaquouérisme moderne ». Au lieu du Dieu espéré, il n’a trouvé qu’un « petit vieillard sans allure qui reçoit dans son pauvre cabinet de médecin de quartier. Ah, il n’aime pas beaucoup la France, restée seule indifférente à ses travaux. […] J’essaie de le faire parler en jetant dans la conversation les noms de Charcot, Babinski, mais, soit que je fasse appel à des souvenirs trop lointains, soit qu’il se trouve avec un inconnu sur un pied de réticence, je ne tire de lui que des généralités ».
C’est le début des rapports bien ambivalents que les surréalistes vont entretenir avec un Freud qui, en juillet 1938, sourira de ce « qu’apparemment [ils l’] ont choisi comme saint patron » et reconnaîtra les tenir « pour des fous intégraux (disons à quatre-vingt-quinze pour cent, comme pour l’alcool absolu) ». Rien ne les rapproche, en effet, malgré les apparences. « Révolution » et « scandale » sont des objectifs ou des procédés à l’opposé du tempérament de chercheur scientifique que Freud tient pour son idéal. Leur engouement proclamé pour les rêves ne peut que l’irriter car, ainsi qu’il l’exprime à André Breton : « Une collection de rêves sans associations et sans connaissance du contexte dans lequel ils ont été rêvés, ne me dit rien du tout, et j’imagine difficilement que cela puisse signifier quelque chose pour qui que ce soit. » Quant à l’écriture automatique, à propos de laquelle André Breton affirmera encore en 1945 qu’elle était « une méthode de Freud et de ses disciples » pour obtenir de leurs malades « une production mentale relativement incontrôlée », ne se voyait-elle pas en réalité héritée des anciennes pratiques des hypnotiseurs et plutôt utilisée par Pierre Janet ou les psychologues expérimentaux?
En décembre 1932, Freud ne mâchera pas ses mots : « Et maintenant un aveu, que vous devez accueillir avec tolérance! Bien que je reçoive tant de témoignages de l’intérêt que vous et vos amis portez à mes recherches, moi-même je ne suis pas en état de me rendre clair ce qu’est et ce que veut le surréalisme. Peut-être ne suis-je en rien fait pour le comprendre, moi qui suis si éloigné de l’art. »
Il n’en demeure pas moins évident qu’à partir de 1921, grâce ou par la faute de leur mouvement naissant (André Breton publiera en 1924 le Manifeste du surréalisme), le nom de Freud va se trouver de plus en plus souvent prononcé, associé ou non à leurs productions et à leurs extravagances, répété et amplifié dans les cercles intellectuels et les revues littéraires.
Mais ils ne sont pas les seuls, et le hasard va accentuer cette diffusion de la psychanalyse par les milieux extra-médicaux. A l’image des éternelles invasions venues de l’Est, voici qu’arrive à Paris la première ambassadrice mandatée par Freud, Eugénie Sokolnicka (1884-1934), originaire de Pologne, analysée de Jung puis de Freud, élève de Ferenczi. Elle a de nombreuses relations parmi les littérateurs de la N.R.F., ce qui va contribuer au mouvement de curiosité qui pousse les Parisiens cultivés à se piquer de psychanalyse en l’hiver 1921-1922, premier épisode d’une suite ininterrompue de flambées d’intérêt et d’éclipses où l’on certifie sa définitive disparition. Pour l’instant, écrit Jules Romains en janvier 1922 « les « tendances refoulées » commencent à faire, dans les salons, quelque bruit. Les dames content leur dernier rêve, en caressant l’espoir qu’un interprète audacieux y va découvrir toutes sortes d’abominations. »
Le 1er février 1922, la première représentation à Paris, par la compagnie de Georges Pitoëff, d’une pièce de l’auteur à la mode H.-R. Lenormand, intitulée Le Mangeur de rêves, braque sur Freud les projecteurs de l’actualité. Le héros est un ana]yste qui permet à sa patiente de retrouver le souvenir d’enfance dramatique à l’origine de ses troubles mais ne peut empêcher son suicide à la suite de cette découverte. C’est un grand succès théâtral et, pour en rendre compte, les critiques vont devoir se transformer en professeurs et commentateurs de « la subtile doctrine du médecin viennois », comme la qualifie Adolphe Brisson. Parmi les spectateurs, un certain Sacha Nacht y puise la décision de son orientation future.
Trois jours plus tard, André Gide, préméditant peut-être le portrait ambigu qu’il brossera dans Les Faux-Monnayeurs de « la doctoresse Sophroniska », note dans son journal : « Freud, le freudisme… Depuis dix ans, quinze ans, j’en fais sans le savoir […]. Il est grand temps de publier Corydon! »
Tout ce remue-ménage va nuire à Eugénie Sokolnicka et à la psychanalyse, car les milieux médicaux français n’apprécient guère le tapage, témoin le modèle de discrétion proposé dans Le Progrès médical : « J’estime qu’en présence d’un malade il faut faire de la psycho-analyse sans le crier sur les toits, sans le dire au patient lui-même (sic!) ; il faut penser toujours à ce procédé thérapeutique, l’employer quelques fois et n’en parler jamais. »
Durant l’hiver 1922-1923, Eugénie Sokolnicka rencontre par l’entremise de Paul Bourget le docteur Georges Heuyer, psychiatre qui assure un intérim à la tête de la Clinique des maladies mentales de l’hôpital Sainte-Anne. Il lui propose d’exercer ses talents sur les malades de son service, mais l’expérience n’aura pas de bons résultats. N’étant pas médecin, elle se trouve rapidement débordée et bientôt remerciée par le nouveau titulaire de la chaire, le Pr Henri Claude dont l’appui constant à l’action d’analystes dans son équipe s’assortit d’une condition sine qua non : « Je demande que cette pratique psychanalytique, si choquante par certains côtés, reste strictement dans le domaine médical et j’écarte résolument de ces investigations toute personne qui n’est pas imprégnée de la notion de responsabilité dont est pénétré le médecin digne de ce nom. » Ces propos datent de 1924. Ils seront bientôt entendus par Sacha Nacht, nommé en 193l par ce même Pr Claude chef de « Laboratoire de psychanalyse et de psychothérapie » à la Faculté de médecine de Paris. De même, bien des années plus tard, Maurice Bouvet ne pourra-t-il ignorer la distinction opérée en 1923 au Congrès de Besançon par son maître Laignel-Lavastine entre « les médecins consciencieux, plus ou moins disciples de Freud » et les « sectateurs non médecins du freudisme, philosophes, littérateurs, pasteurs, instituteurs, institutrices, bas-bleus, étudiants non médecins, infirmières, masseuses, vieilles filles en quête d’occupation, etc. qui ont été attirés par le freudisme pour des motifs multiples, qui peuvent en tirer des effets heureux au point de vue littéraire, philosophique ou social, mais qui parfois aussi s’en servent comme de véhicule à des idées érotiques, y cherchent un moyen facile de succès auprès des foules, ou en profitent pour faire de l’exercice illégal de la médecine, qui peut avoir les pires conséquences pour le malade et, par ricochet, pour le bon renom de la psychanalyse et de Freud lui-même ».
Ce n’est pas le numéro spécial qu’une revue belge, Le Disque vert, va consacrer en 1924 à « Freud et la psychanalyse » qui fera changer l’avis du professeur et de tous ceux qui tiennent et continuent encore de nos jours à tenir le même discours. Que de monde au sommaire ! Marcel Arland, Jacques-Emile Blanche, René Crevel, Georges Duhamel, Luc Durtain, Edmond Jaloux, Valery Larbaud, René Lalou, H.-R. Lenormand, Henri Michaux, Jean Paulhan, Jacques Rivière, Philippe Soupault, Albert Thibaudet… André Gide le parcourt ans le train qui l’emmène à Cuverville et grommelle : » Ah ! que Freud est gênant ! et qu’il me semble qu’on fût bien arrivé sans lui à découvrir son Amérique ! Mais , que de choses absurdes chez cet imbécile de génie ! »
Quant à Freud, il fait remarquer à tous en 1925, dans Ma vie et la psychanalyse, que « l’intérêt porté à la psychanalyse est parti en France des hommes de lettres. Pour comprendre ce fait il faut se rappeler que la psychanalyse, avec l’interprétation des rêves, a franchi les bornes d’une pure spécialité médicale. »
C’est que les « médecins consciencieux », s’ils ne chôment pas non plus, font montre de sérieuses réticences. Après Hesnard, René Laforgue (1894-1962) va peu à peu s’affirmer comme le promoteur d’une psychanalyse dont le caractère « à la française » s’accentuera au fil des années, ce qui, vu ses origines, est pour le moins paradoxal.
Né dans une Alsace encore allemande, il est parfaitement bilingue, même si son accent alsacien revient encore à la mémoire de ceux qui le rencontrèrent. Il s’est battu dans les rangs germaniques durant la guerre de 1914-1918 et, après avoir partagé ses études de médecine entre Berlin, Paris et Strasbourg, a choisi de s’installer en France. Ayant découvert Freud non sans réticences, il se décide pourtant en 1923 à entreprendre une analyse didactique avec Eugénie Sokolnicka, mais sa forte personnalité ne se laisse pas mater. Il interrompra donc assez rapidement une expérience qu’il s’est pourtant empressé de faire connaître à certains collègues, tel René Allendy (1889-1942), premier en date de ce groupe des « analysés de Laforgue » qui, plus tard, jouera un si grand rôle dans l’organisation de la psychanalyse en France.
Dès sa première lettre à Freud, le 25 octobre 1923 – ils ont respectivement vingt-neuf et soixante-sept ans – ,on sent ce qui les sépare : « Malheureusement, écrit-il, le Français a, devant un livre, une tout autre attitude que l’Allemand. Il exige que tout soit exposé avrc brieveté et clarté […] La difficulté se réduit à une question de forme. »
Compromis, aménagements, édulcoration, Freud va en entendre parler dans les années qui suivent. Cela l’ennuie, il a déjà connu tant de dérobades similaires. En 1925 il notera : « J’observe de loin aujourd’hui de quels symptômes réactionnels s’accompagne l’entrée de la psychanalyse dans une France qui fut longtemps réfractaire. Cela évoque la reproduction de choses déjà vécues mais il y a là cependant des traits particuliers. Des objections d’une incroyable niaiserie se font entendre. » Fait-il ici allusion au contenu de la préface que Henri Claude a rédigée pour le livre de Laforgue et Allendy, La Psychanalyse des névroses, paru en 1924 : « La psychanalyse n’est pas encore adaptée à l’exploration de la mentalité française. Certains procédés d’investigation choquent la délicatesse des sentiments intimes et certaines généralisations, d’un symbolisme outrancier, peut-être applicables chez des sujets d’autre race, ne me paraissent pas acceptables en « clinique latine » » ?
L’attitude de Freud ne variera pas, et toute la correspondance qu’il échange avec René Laforgue ne fait que broder sur le thème nettement exposé dès le 14 novembre 1923 : « On n’obtient rien de plus par des concessions à l’opinion publique ou à des préjugés régnants. Le procédé est tout à fait contraire à l’esprit de la psychanalyse dont ce n’est jamais la technique que de vouloir camoufler ou atténuer des résistances. L’expérience a aussi enseigné que les personnes qui prennent la voie des compromis, des atténuations, bref de l’opportunisme diplomatique, se voient en fin de compte écartées elles-mêmes de leur propre route et ne peuvent participer au développement ultérieur de la psychanalyse. » Il prophétise enfin : « Je souhaite que ma mise en garde ait du succès auprès de vous, mais n’en suis malheureusement pas sûr. »
Ces propos visent également un autre personnage au caractère peu malléable, Edouard Pichon (1890-1940). Esprit cultivé, adepte de Charles Maurras et sympathisant actif de l’Action française, coauteur avec son oncle Damourette d’une volumineuse Grammaire en sept volumes, il poursuit une brillante carrière hospitalière qui lui vaudra en 193l le titre et les fonctions tant enviés de médecin des Hôpitaux de Paris.
En 1923, il a entrepris avec Eugénie Sokolnicka une analyse didactique qui, fait rare à l’époque, durera trois ans. Ce n’est pas le moindre paradoxe chez ce catholique fervent et Français pointilleux, gendre de Pierre Janet de surcroît, qui s’engage dans la psychanalyse en répétant qu’il n’entend prendre chez « Monsieur Freud » que ce qui lui paraît convenir au goût national, traitant le « freudisme » avec le ton un peu hautain, précieux et caustiquement paternaliste qu’affectionnent tant les « patrons » des Hôpitaux de Paris à cette époque.
En février 1925, René Laforgue exulte : « En ce moment j’ai deux psychiatres en analyse didactique. Je crois que le groupe a fait » de grands progrès » dans la compréhension des problèmes analytiques. De même, les résistances du chauvinisme commencent sérieusement à céder. Le « groupe », en effet, se structure bientôt en une société dénommée « L’Evolution psychiatrique », et publie sous ce titre une revue dont le premier numéro paraît en avril 1925. Cette organisation est-elle aussi « anti-psychanalytique » qu’on l’a depuis prétendu ? Les confidences désabusées d’un Laforgue, rejeté en 1954 par nombre d’analystes, le laissent supposer : »A vrai dire, je tenais beaucoup à notre Evolution psychiatrique. J’avais été frappé dès le début par le fait que quelque chose semblait ne pas « coller » dans la mentalité des psychanalystes autour de Freud. Le mouvement de l’Evolution psychiatrique permettait d’échapper un peu au dogmatisme psychanalytique dont je ne comprenais pas clairement les causes. »
A ses débuts, l’Evolution psychiatrique ne comprend que des psychanalystes ou des sympathisants, mais marque ses distances avec les théories de Freud pour s’intéresser plutôt aux « faits », pour « les soumettre à un contrôle strictement scientifique ». Quant à la revue, elle « n’a aucun point commun avec les revues étrangères de psychanalyse » et entend donc se situer hors de toute allégeance à Vienne ou à l’Association psychanalytique internationale, ce que Freud remarque très rapidement sans pouvoir le contrer. Bientôt, le groupe se séparera du mouvement psychanalytique français, après avoir progressivement puis définitivement en 1929 éliminé les non-médecins de son sein. Fermement repris en main après la guerre de 1939-1945 par Henri Ey, psychiatre dont la théorie organo-dynamique s’inspire plus de la phénoménologie que de la psychanalyse, l’Evolution psychiatrique continuera cependant durant de nombreuses années à jouer ce rôle de pépinière d’analystes qui était le sien aux origines.