Notre civilisation est confrontée à une réalité très nouvelle du fait de l’accroissement du nombre des humains et des conséquences possiblement irrémédiables de leurs activités sur le climat et la biodiversité. Les hommes avaient demandé à leurs dieux de leur confier une mission, comme le fait la Genèse (1.28) : « Soyez féconds, multipliez–vous, remplissez la terre et soumettez–la. Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tous les animaux qui fourmillent sur la terre[1]. » Mission accomplie ! Au-delà même du raisonnable. Et maintenant ? Je propose de suivre l’exemple donné par Freud dans Malaise en essayant d’analyser les enjeux psychiques collectifs de la confrontation à cette réalité et notre difficulté à les affronter. Rappelons que Gilbert Diatkine s’est interrogé sur un surmoi culturel en 2000 à Montréal.
Deux éléments me semblent importants et nouveaux. Le premier concerne la fermeture du futur si on regarde en face les prédictions sur l’évolution du climat et la dégradation du milieu naturel. L’autre est la conséquence de la réussite de la mondialisation économique : ce monde en continuité est fini, et n’a plus d’extérieur. Dans les deux cas, notre besoin vital de projection est étouffé.
La perte du futur
Il est remarquable qu’un danger réel sur l’avenir des humains n’ait pas eu l’effet positif de les unir d’urgence face au danger, de fonctionner selon ce que Bion appelait un groupe de travail, et d’au contraire choisir l’attaque – les climatosceptiques – ou la fuite – « je sais bien que la terre se réchauffe, mais quand même je vais m’acheter un 4*4… ». On reconnaît ici les caractéristiques du déni, bien sûr convoqué face aux réalités insupportables. Ceci au prix du clivage, dont nous observons de manière impressionnante les effets dans nos sociétés avec des oppositions violentes inaccessibles à la raison.
Les humains ont pourtant un besoin vital du futur pour fonctionner de manière secondarisée dans un registre œdipien qui s’appuie sur une flèche du temps acquise, impliquant la reconnaissance de la perte et autorisant le deuil, avec en contrepartie l’espoir, le projet, le désir, pour reprendre la belle description de la quadridimensionnalité selon Donald Meltzer. Des idéaux du moi peuvent se former, vers lesquels on peut s’efforcer d’aller. Espace et temps sont nécessaires pour cette représentation d’un but.
Lorsque cette temporalité se perd, si le temps se coagule, c’est le moi-idéal qui en prend la place, fusion dans l’UN, où se perd l’altérité, adhésion sans limite au leader qui peut devenir un Führer mortifère. Dans ce contexte de désintrication pulsionnelle nous savons que le pire peut arriver. On ne peut qu’être frappé par la montée des populismes et des nationalismes à laquelle nous assistons y compris dans les grandes démocraties.
Un espace sans extérieur, la perte de l’étranger
L’échec du communisme et le triomphe presque généralisé de l’économie de marché – y compris dans la chine toujours communiste – a eu l’avantage de maintenir et développer des liens commerciaux entre les pays. Au prix d’une logique financière sans limite le monde s’est unifié et on peut remarquer avec Jacques Atali qu’en revanche aucun espace juridique commun n’y fait loi.
Ces données sont connues mais je voudrai souligner que la topique aussi nous prive d’un extérieur pouvant accueillir nos projections. La recherche d’une vie extraterrestre est restée vaine, et aucun alien consentant n’est venu nous unifier contre lui. La « Nouvelle frontière » de Kennedy a rencontré nos limites. Même si l’exploration balbutiante de Mars reprend, seuls deux milliardaires veulent croire à une issue hors de la terre pour les humains lorsqu’ils l’auront épuisée, montrant le besoin de ce rêve et la mégalomanie qu’il requiert.
Je ne suis pas naïf et je fais confiance aux humains pour savoir se trouver des ennemis et régresser si besoin à la barbarie, comme nombre de fictions post-apocaliptiques nous le proposent. Les guerres de religion restent disponibles – on le voit –, de nouvelles rivalités planétaires aussi, mais il y a aussi des motifs sérieux de conflits qui vont apparaître du fait du désastre écologique. Préparons nous à des guerres pour l’eau, à des migration des populations dont les terres seront submergées, motivations bien réelles.
Mais je suis frappé par les mouvements actuels qui remettent en cause les unions et les synthèses politiques, contre toute logique économique : l’Europe en donne l’exemple avec le Brexit, fracture qui risque s’étendre et de remettre en cause la paix en Irlande, voire la cohésion même du Royaume Uni, et nous voyons dans le monde entier cette montée des populismes et de la xénophobie. Si la pulsion de vie œuvre à de plus grandes unités et si la construction européenne avait eu raison de la répétition des guerres, on ne peut que penser à la pulsion de mort devant cette fragmentation, ce démantèlement des unions construites par les hommes.
Je propose de relier ces clivages internes qui réapparaissent à la nécessité vitale de retrouver un étranger à haïr devant une menace qui est notre œuvre. Ceci me semble rendre compte du succès politique actuel des vendeurs de haine.
Manger de la viande, conquérir de la puissance et voyager libère du CO2. Et même respirer. Nous reproduire nous menace aussi. Toutes nos pulsions de vie les plus saines menacent nos vies !
Entre Paranoïa et Mélancolie
Une donnée individuelle me semble confirmer ce défi psychique qui nous est posé. Ceux qui ne dénient pas le danger, et renoncent à une déstestation paranoïaque d’autrui, semblent basculer dans la mélancolie. Les collapsologues deviennent certains qu’il n’y a pas d’issue.
La diversion du coronavirus
J’ai cru un moment que nous étions sauvés – si l’on peut dire – par l’attaque de la planète entière par un virus meurtrier. Un véritable ennemi !
Remarquons qu’une certaine unité s’est faite contre cette attaque, mais que cela n’a pas empéché les gouvernants chinois d’impliquer la responsabilité d’une délégation sportive américaine tandis le président américain d’alors le baptisait « virus chinois »… Remarquons aussi que les pays riches tardent à vacciner le reste de la planète ce qui serait pourtant leur intérêt bien compris. Mais le plus intéressant dans notre étude sur le besoin collectif de projection est que ce virus n’a pas suffi à le combler. Peut-être parce qu’il se propage invisiblement par nous-mêmes et en particulier à nos proches, il ne suscite pas des réactions phobiques générales… Et curieusement un certain nombre de personnes ont plus peur du vaccin que du virus ou en ont fait leur ennemi le plus dangereux ! Triomphe de la projection. Peut-être dans la difficulté de se soumettre concrètement à expérimenter une pénétration étrangère de leur limite corporelle ?
En revanche, l’épidémie, réalité qui a beaucoup affecté nos patients et bouleversé nos cadres de travail – d’autres que moi en parlerons – a provisoirement redonné aux humains un horizon temporel à court terme : l’espoir de retrouver la vie d’avant. Demain hier.
Je ne suis pas sûr que cela soit le plus efficace pour que la pandémie ait un effet bénéfique sur la conscience planétaire, même si elle nous a montré aussi qu’on pouvait dans la nécessité modifier profondément notre mode de vie, et cesser de brûler du kérosène. Hélas, au prix ne plus pouvoir voyager entre l’Argentine et la France et de ne pouvoir nous réunir aujourd’hui.
[1] Nouvelle Bible Segond.
Argument de la conférence : Ribas D. 2023, Denial of climate threat and projective impasse. Discontent in the Anthropocene. In : Mind in the Line of Fire / Cordelia Schmidt-Hellerau (Dir) International Psychoanalytical Association (IPA), 2023.