L’intersubjectivisme est une conception analytique qui s’est développée aux États-Unis à partir des années 80, en grande partie en réaction envers l’Ego-Psychologie d’Hartmann et s’inspirant, bien que d’une façon lointaine, de la psychanalyse anglo-saxonne fondée sur la relation d’objet, de Mélanie Klein à Winnicott en passant par Fairbairn et Balint. Elle soulève la plus importante controverse contemporaine qui passionne le milieu analytique.
Bref historique
La psychanalyse anglaise a subi, via Balint, Hongrois émigré à Londres, l’influence de l’œuvre de l’analyste de celui-ci, Ferenczi, d’autant que ce dernier avait également analysé M. Klein pendant qu’elle habitait Budapest. C’est bien Ferenczi le premier à soupçonner l’importance de la relation d’objet, surtout dans ses derniers écrits. Il peut également être considéré comme le premier psychanalyste qui pourrait, avec sa pratique de l’ « analyse mutuelle », être qualifié d’intersubjectiviste. Chez Mélanie Klein, la relation à l’objet demeure intrapsychique, une « relation à l’objet interne ». Alors que pour le groupe des Indépendants constitué par des psychanalystes britanniques qui se refusent à prendre parti dans la controverse entre kleiniens et anna-freudiens agitant leur Société dans les années 40, la relation deviendra « relation à l’objet réel » sous l’influence de Fairbairn, lui aussi pouvant être traité aujourd’hui d’intersubjectiviste en ce qu’il considère que « le but de la libido est l’objet » (object-seeking) et non la quête du plaisir. Puis, la relation d’objet se verra élargie chez Winnicott à la notion de « l’environnement », avec la reprise des notions déjà présentes chez Ferenczi de « défaillance parentale » et de « carence précoce ». En même temps, le groupe des Indépendants insiste sur l’importance, dans la cure, de la « régression à la dépendance » chez Winnicott et chez Balint, la régression étant l’expression de la quête de « l’amour primaire ».
Mais, c’est davantage aux U.S.A. que s’est développée récemment une psychanalyse la plus éloignée de Freud. On évoque comme l’une des raisons, le pragmatisme de la vie américaine, le souci d’une efficacité rapide, des résultats évidents pour la société. L’œuvre d’Hartmann était parfaitement, pour reprendre son terme préféré, « adaptée » aux exigences de la vie américaine Ensuite, pendant la première partie des années 80, Roy Schafer, influencé par la philosophie de l’esprit, considérera que la métapsychologie freudienne est un « langage mécaniste ». A la question : « Qu’y a-t-il de spécifiquement psychanalytique dans la psychanalyse ? il répondra avec sa conception du « langage d’action » ; celui-ci serait « la langue d’origine de la psychanalyse ». Pour Schafer, la psychanalyse est un acte narratif, analyste et analysant construisant toujours une histoire nouvelle qui n’aurait d’autre réalité que celle d’être racontée. Avec lui, la psychanalyse serait avant tout une expérience subjective et interrelationnelle. Dès lors, sur les bases des conceptions de Winnicott, de Kohut et de Schafer, la psychanalyse intersubjective se développera rapidement, occupant actuellement la place que l’on sait.
Vue d’ensemble
Jusqu’à un certain point, toutes les écoles analytiques sont aujourd’hui d’accord pour souligner l’importance de la relation intersubjective dans la cure analytique. Déjà Freud, mais uniquement à la fin de son œuvre, sortira d’un certain solipsisme qu’impliquait sa conception dite 1 ère topique (de 1900 à 1920) avec une pratique tenant compte préférentiellement de l’intrapsychique du patient, bien que, déjà en 1910, il introduit l’idée de contre-transfert défini comme « l’influence du malade sur les sentiments inconscients du médecin ». Mais, très tôt, l’intersubjectivisme dépasse la notion de contre-transfert, lequel perdra le sens de processus inconscient et deviendra synonyme de relation subjective entre personnes. Dès lors, le processus analytique ne sera plus lié aux refoulements et à la sexualité infantile, mais sera considéré comme s’originant principalement dans les réactions subjectives s’entremêlant inextricablement, interpersonnelles et actuelles des deux participants, analyste et patient. L’intersubjectivisme conclura que le fait psychique ne pourrait pas être vraiment compris s’il est abordé comme étant une entité existant « dans » l’esprit du patient.
Actuellement, deux auteurs se font remarquer dans le courant intersubjectiviste américain : Thomas Ogden et Owen Renik, tous les deux exercent la psychanalyse à San Francisco. Tous les deux sont membres de l’American Psychoanalytic Association.
Nous avons pensé qu’il serait opportun de commencer le débat sur l’intersubjectivisme par l’auteur qui pousse à l’extrême une telle conception : Owen Renik.
Quelques mots de présentation de la conception d’Owen Renik
Avant que le lecteur ne prenne contact avec l’article qu’Owen Renik a voulu offrir comme « carte de visite » pour sa présentation sur le site SPP, « L’intersubjectivité en psychanalyse », et avec les commentaires que ce texte suscite à des psychanalystes européens, – Bernard Brusset, de Paris, Christian Delourmel, de Rennes, Bernard Penot, de Paris, et Anna Potamianou, d’Athènes -, il m’a semblé nécessaire de le présenter d’une façon globale, bien que brève.
Owen Renik est le directeur du Psychoanalytic Quarterly, la plus ancienne revue psychanalytique des Etats-Unis. En 1993, il publie un article : « L’interaction analytique, une conceptualisation de la technique à la lumière de l’irréductible subjectivité de l’analyste » (Psychoanalytic Quarterly, 62 ; 553-571) la controverse devient immédiatement très vive et passionnelle. Dans ce texte, Renik affirme que les psychanalystes devraient rejeter la technique de la neutralité analytique. Elle n’est qu’illusoire, affirme-t-il, et l’analyste devrait être plus réaliste, afin d’éviter la création, chez le patient, d’un transfert l’infantilisant, obscurcissant la relation et idéalisant l’analyste en lui attribuant une autorité non méritée. Pour lui la relation analytique est la rencontre de deux subjectivités qui sont à prendre en compte à un niveau égalitaire. Puis, Renik frappe encore très fort, dans un article de 1996, « Les risques de la neutralité » (Psychoanalytic Quarterly, L XV) où il se préoccupe de ce qu’il considère la nécessaire protection du patient devant l’exploitation par son analyste dans la situation analytique classique. Dans le cas qu’il rapporte, la référence au transfert et aux conflits internes est minimisée, ainsi que la sexualité infantile. Il se référera essentiellement à la sexualité de l’adulte, tout en affirmant qu’il y a une différence entre le rôle de la sexualité dans la Vienne de Freud d’il y a cent ans et dans l’environnement social d’aujourd’hui. La réalité du symptôme et la réalité de la vie du patient sont mises au premier plan. Il faut s’en occuper directement. Peu après, notre auteur critiquera les notions classiques et les fondements de la technique analytique, la régression dans la cure et l’association libre, comme des éléments représentant un obstacle et un éloignement du « réalisme nécessaire à un travail psychanalytique efficace » (« Getting real in analysis » paru dans Psychoanalytic Quarterly 1998). Le renversement de la conception freudienne est complet en ce que, au lieu de faciliter le transfert de l’infantile et la régression dans la cure, Renik préconisera l’auto-dévoilement, de l’analyste. La pensée implicite qui conduit la conception renikienne est celle de donner la priorité à la réalité matérielle et à sa modification, n’hésitant pas à donner souvent tel ou tel autre conseil, s’éloignant ainsi de la perspective freudienne qui n’envisage les changements dans le monde réel qu’à travers l’analyse de la réalité psychique et les conflits internes du patient. La technique analytique, conclura Renik, doit être avant tout « utile » et « définir des buts thérapeutiques spécifiques ». Elle doit être « pragmatique et directive », elle doit chercher moins la découverte de l’inconscient que le soutien du Moi en évitant toute régression pour ne soucier principalement que de supprimer les symptômes par le plus court chemin.
Les résultats obtenus, d’après les récits de ces cas faits par Renik, en général des échecs d’autres analystes, paraissent concluants. On lui argumentera toutefois que les cas rapportés semblent tous appartenir à une catégorie psychopathologique précise qui n’est pas celle de la psychonévrose ou des états-limites. Pour autant qu’on puisse en juger à travers le récit présenté, ces patients dont Renik nous décrit les cures semblent appartenir au cadre psychopathologique de névroses de caractère. Ils relèvent moins d’une psychanalyse que d’une psychothérapie analytique. Il ne faudrait donc pas trop s’étonner que, traités par une cure analytique classique ne tenant pas compte de la particularité de leur structure non névrotique, l’échec ait été inévitable.
La conception de Renik a soulevé des critiques sévères et, parfois, des rejets, autant aux Etats-Unis qu’au Canada, en Amérique latine comme en Europe. Il n’empêche que, si l’on laisse de côté l’ambition théorique de Renik de renverser entièrement les bases de la pensée analytique, sa pratique avec les névroses de caractère nous enseigne quelque chose dont tout analyste pourrait tirer un profit indiscutable.