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Quel analyste n’a-t-il pas éprouvé, à un moment ou à un autre de son travail, une impression de chaos à la mesure de son incapacité à contenir un envahissement d’angoisses sans nom dans le transfert, débordant ses facultés représentatives au point de lui faire craindre l’expression d’un noyau psychotique ? Le caractère expansif de cette destructivité, qui altère en un cercle vicieux les liens de pensée et les liens relationnels, m’a conduit à une analogie de pensée avec la théorie du chaos telle qu’elle fut introduite comme métaphore dans la réflexion psychanalytique par Sylvie et Georges Pragier1. La phrase-clé qui la condense, « période trois égale Chaos », signifie que tout désordre chaotique observé dans l’univers représente une évolution temporelle sous dépendance d’une « hypersensitivité à un état initial » qui déclenche un désordre provoqué par un « attracteur étrange », où se mêlent, se fragmentent et s’amplifient les flux ondulatoires afférents dès qu’au nombre de trois2. Dans une perspective analytique, l’attracteur étrange se présente donc comme un complexe d’Anti-Œdipe qui engendrerait une destructivité psychique en croissance exponentielle.
Dans cette perspective a émergé en moi l’idée d’un travail métapsychologique en quête des processus psychiques engendrant une temporalité chaotique à trois pôles évoluant en désordre destructeur. Cette temporalité chaotique se différenciera de la temporalité périodique des retours du refoulé dont les processus issus de la triangulation Œdipienne se résolvent dans le bipôle des deux identifications sexuées.
La première topique en effet se déroule selon une temporalité périodique des processus du refoulement sexuel où alterne à un pôle, une perte de représentation verbale de certains désirs et à l’autre pôle, leur retour en deux modes d’expression : un premier mode voit les rejetons de ces désirs renoncer à l’urgence de la jouissance pour quêter une réalité par le détour des pensées, tandis qu’un second mode voit les rejetons incapables d’un tel renoncement se travestir dans les formes méconnaissables et parasites, inquiétantes et douloureuses que sont les angoisses et symptômes névrotiques.
Cette représentation hétérogène et discontinue des processus du refoulement a été découverte par Freud grâce à son microscope métapsychologique auquel il ne cessait d’ajouter de nouvelles lentilles pour remonter le temps de l’histoire des relations conflictuelles du moi et de l’objet. Il vit se dessiner deux images virtuelles : la première, la plus distincte, montrait les premiers désirs issus du rapport originel voluptueux à la mère repoussés par le conflit œdipien se symboliser en langage via une identification surmoïque, tandis qu’une autre image, plus floue, ne laissait pas voir ce repoussement, mais à l’opposé un « résidu » du rapport originel traversant le temps en une identification empathique à l’objet primaire perdu dont l’empreinte passionnelle dans le ça ne disparaîtra pas avec le refoulement œdipien3. Ces deux identifications, fondées sur l’amour primaire, telles deux sœurs ennemies, feront entendre dans le transfert leur différence en « deux principes » hétérogènes du fonctionnement mental : si les identifications surmoïques substituent à l’expérience subjective de l’objet l’ordre symbolique du langage où le désir devient réalité de sens, les identifications empathiques s’emploient à retrouver cette expérience subjective, en créant une langue intérieure des affects où le désir s’empare du verbe pour s’approprier la réalité hors mémoire d’un passé aoriste4
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C’est sur une telle représentation théorique de la conflictualité des reviviscences transgressives de l’identification empathique et des impératifs des identifications surmoïques que repose la dynamique inconsciente du transfert où ne cesse de se mettre en scène le drame de la jouissance inconsciente des désirs et des souffrances de l’angoisse de castration. Ce drame aurait été sans fin, si Freud n’avait pas conjugué à l’aporie qu’il dévoilait, sa méthode d’interprétation. « Lacunes et défectuosités du langage » représenteront pour lui les signes de la disparition des mots dans les souffrances-jouissances du corps, tandis que le couple association-interprétation en permettra une réappropriation psychique sous l’égide conjointe de l’ordre du langage et de l’expérience émotionnelle du transfert. C’est donc en eau trouble, entre résonances affectives et correspondances signifiantes que s’opèrera une « transformation de la compulsion de répétition en compulsion de représentation » selon les termes de J.-C. Rolland5 qui concevra dans cette perspective une « transcendance » de la théorie qui ordonne la réalité de l’inconscient et s’incarne dans la pratique.
Cependant, à côté de la ligne de temporalité périodique de ce retour immuable du refoulé et de la dualité conflictuelle des identifications à l’objet, Freud6, dans ses derniers textes théoriques décrira une temporalité issue d’un « noyau de clivage » qui évolue comme une « déchirure qui ne guérira jamais et grandira avec le temps ». Il fait remonter ce noyau de clivage à la vision de la béance du sexe maternel perçu comme une castration, transformant l’angoisse fantasmatique en « danger réel » d’amputation. Cette vision est paradigmatique de la rupture de la fragile frontière entre fantasme et réalité dont la collusion sidère en un excès de perçu, autant la capacité de pensée que l’évitement du refoulement. Dès lors l’objet, qu’il soit maternel ou paternel devient source d’effroi, l’un comme horreur, l’autre comme terreur d’une amputation : seule solution, faire disparaître du champ perceptif la perception dangereuse en la réduisant à une partie minime et insignifiante érigée en toute puissance de jouissance. Le leurre fétichisé se voudra ruse psychique d’un clivage, permettant à la fois à l’objet de survivre hors de la perception de son danger et au moi de jouir hors de sa réalité psychique d’effroi. Ici le processus de retour du désir en provenance d’un manque, source de processus de symbolisation et de subjectivation, cède la place au double jeu d’effacement-comblement des processus de déni : l’hallucination négative efface toute perception de danger de l’objet et le vide bruissant d’excitations se comble de la fascination hallucinatoire d’un leurre. En ce point se condense un noyau de clivage fonctionnel où le corps par ses sensations et ses actes se coupe de la psyché en substituant un idéal de jouissance aux chemins de la connaissance. Le corps pornographe avide d’images et d’actes réussit par un double jeu des processus de déni à inverser en toute puissance ce que la psyché a perçu comme danger de castration. Mais qu’y a-t-il sous cette apparente réussite se demandera Freud ?
« Simultanément » à l’érection fétichiste qui signe une victoire sur le danger de castration, Freud décrira au travers de la réalité déniée le surgissement d’une imago paternelle dévorante ou plutôt vampirique7 qui n’est plus seulement un danger de castration mais un danger de mort. Si la déchirure du clivage a pu apparaître triomphe d’une ruse psychique faisant coexister un déni et un leurre déréalisant un danger de castration, l’augmentation de cette déchirure en révèlera l’expansion destructrice. S’il est privé de toute limite de menaces de castration qui mobilisent le travail de symbolisation préconscient, le travail d’effacement-comblement du déni fascinera d’abord par l’illimité de la jouissance, mais se révèlera ensuite impuissant à endiguer un flux d’excitations corporelles sans ancrage de réel perçu et de réalité psychique. Ici ce qui était jouissance devient effroi d’angoisses destructrices irreprésentables, sans autre solution qu’une expulsion qui peuplera le dehors de visions hallucinatoires archaïques effrayantes cumulant leurs effets avec les angoisses de débordement.
Nous voyons donc là combien un déni de perception d’un danger de castration, inscrit dans le moi comme noyau rusé de clivage, est susceptible d’évoluer en une déchirure qui se doit de toujours augmenter pour fragmenter un effroi sans limite dès lors que la rétroactivité du négatif névrotique de l’angoisse de castration a été mise hors-circuit. En adoptant la terminologie de Georges Bayle, je dirai que le clivage du moi n’est plus ici un clivage fonctionnel limité et réversible tel celui du rêve, de l’amour, de l’art et de la psychanalyse où une part de déni de perception de la réalité extérieure renvoie à l’aperception du « point obscur » de la réalité psychique, c’est à l’opposé un clivage structurel exponentiel et irréversible : telle la multiplication des défenses de la forteresse des Tartares érigée sur un danger jadis entrevu, les processus de déni ne cessent d’amplifier leurs solutions d’effacement-comblement, au vu de visions interprétées comme réapparition de ce danger. Mais reste en suspens la question de la représentation des processus élémentaires qui produisent une telle amplification destructrice.
Freud ne l’a pas abordée directement, mais rétrospectivement nous pouvons en percevoir une approche dans « Dostoïevski et le parricide » 8 écrit dix ans auparavant. Il avait en effet relié le symptôme léthargique dont souffrait le poète à une identification hystérique au père castrateur jusqu’à l’assassinat de son père. C’est cet assassinat qui provoqua un changement de registre psychique en prenant valeur de réalisation du fantasme de meurtre du père, source de culpabilité autodestructrice et de rétorsion hallucinatoire. « Et maintenant le père te tue »9 fera alors dire Freud à une voix intérieure au moment où Dostoïevski sombrait dans le chaos d’une folie épileptique en perte de toute conscience de la réalité. Nous voyons là combien Freud, en plus de l’amplification de l’angoisse fantasmatique de castration en terreur hallucinatoire de destruction par l’objet, avait perçu les processus de cette amplification qu’il décrira comme engrenage destructeur de trois identifications que je désignerai sous le terme d’identifications de déni :
- Première identification narcissique de déni : « Ce n’est pas lui (le père) qui veut me châtrer, c’est moi qui suis coupable et qui dois me détruire pour me punir ». Une telle identification mélancolique de victime a recours à une passivation homosexuelle où l’autodestruction représente un processus de survie de l’objet par un déni incorporatif de sa destructivité.
- Deuxième identification narcissique de déni : « Ce n’est pas moi qui suis coupable, mais victime je dois être comme lui un agresseur ». Après le temps de la passivation autodestructrice, l’identification à l’agresseur en est le déni agressif en un processus de survie du moi dont la revendication phallique prend modèle sur l’agression éprouvée de l’objet. Mais une telle identification agressive n’est pas sans faire surgir le danger d’une rivalité destructrice qui provoque un déni projectif.
- Troisième identification narcissique de déni : « Ce n’est pas moi qui suis un agresseur, c’est lui qui veut me tuer ». Ici plus de fantasme ni de sentiment de danger, mais un face à face avec un père qui tue, dont l’identification projective est décrite par Freud comme une actualisation destructrice hallucinée. Echec de l’identification mélancolique de survie de l’objet et de l’identification à l’agresseur de survie du moi, cette identification traduit l’augmentation du clivage morcelant tout lien sujet-objet jusqu’à une dépersonnalisation et une déréalisation. L’irruption de la folie épileptique de Dostoïevski représentera la confusion psychique qui le sauve temporairement de son meurtre halluciné.
Cette perspective théorique permet donc de se représenter les processus issus du clivage du moi comme une prolifération d’identifications narcissiques de déni de réalité de l’objet lorsque de l’angoisse de castration est hallucinée comme un réel destructeur. L’évolution temporelle n’a ici d’autre issue qu’une politique de la terre brûlée et de brouillage des pistes où les identifications narcissiques de déni s’emploient à broyer toute réalité de l’objet synonyme de mort du sujet via un maelström d’incorporations, d’expulsions et de rétorsions. Vidé de toute réalité psychique qui en permettrait la saisie, chargé de toutes les douleurs, les peurs et les haines que le sujet a inclues, exclues et hallucinées, l’objet se métamorphose en ombre qui ronge, en idéal de violence et en spectre vengeur. Tel surgit dans l’âme torturée d’Hamlet, le spectre de son père. Là où une conflictualité primaire aurait permis une libre circulation en pensées associatives des angoisses de manque et de perte d’objet entre dehors et dedans, le noyau de clivage, à l’opposé, a induit l’hypersensibilité d’une fracture originaire, où toute angoisse de manque devient danger de mort, danger engendrant l’expansion d’identifications narcissiques de déni qui envahissent la psyché des folles opacités des douleurs autodestructrices, des agressions haineuses et des rétorsions paranoïdes.
Sur le plan du travail analytique, un processus analytique apparemment bien engagé peut donc se révéler envahi d’une destructivité qui ne peut pas seulement se concevoir comme un état répétitif des processus destructeurs, mais comme un mouvement expansif de ces processus : déclenché dès que le transfert touche à la « vérité historique » de l’état initial d’un noyau de clivage, le désordre psychique envahissant se concevra comme un attracteur anti-œdipien où se fragmentent, se mixent et s’amplifient les affects de haine, de douleur et de terreur liés à l’objet primaire. De telles considérations, issues d’une écoute de rencontres du transfert et du contre-transfert en ses multiples tonalités, interrogent le cadre théorique de l’interprétation du moment où les « visiteurs du moi » (A. de Mijola), identifications issues de l’objet d’amour primaire, se différencient et coexistent en proportions variables, avec des visiteurs du non-moi, identifications issues de la blessure primordiale d’avoir été un non-objet pour son objet. Là où les manques d’un rapport originel voluptueux à la mère deviennent résidu source de retours symboliques, la blessure narcissique d’un rejet originel, ni ne fait retour ni n’est symbolisable, mais se cautérise par des identifications de survie qui ne cessent d’en dénier la réalité. Par le déni de ce rejet, elles maintiennent un lien paradoxal à l’objet : en poussant le sujet à s’autodétruire elles justifient ce rejet, en en faisant un agresseur elles le font comme l’objet, en subissant sa rétorsion persécutrice elles le conservent comme ennemi. Ainsi le sujet est-il pris dans une course aux identifications narcissiques de déni pour s’inventer une image de l’objet, et ne jamais voir ce qui de lui ne doit jamais être vu, l’effroi innommable de son rejet.
Une telle complexité des identifications permet de concevoir deux modes de travail interprétatif, l’un, d’interprétation psychothérapique de maniement du transfert rapporté par Michel Fain, l’autre, d’interprétation sémantique d’élaboration du transfert rapporté par André Green.
Michel Fain (1980) 10 rapporte un moment de cure d’une patiente où il avait pensé à un travail analytique dans l’axe d’une névrose de transfert à la suite d’un rêve qui lui paraissait potentiel de symbolisation de fixations de traumas originaires. Cependant, la séance d’après, la patiente lui annonça que sa sœur avait été opérée d’un cancer de l’utérus, avant le rêve rapporté en séance. L’analyste ne pouvait dès lors plus maintenir sa position interprétative sans entrer dans une identification de déni en commun avec la patiente, qui n’aurait pas manqué d’accueillir comme vraie une réalité de sens qui confirmerait son déni du réel traumatique. L’analyste ne pouvait non plus toucher à la répétition dans le transfert et le rêve qui, en sa fonction de maîtrise de l’excitation, barrait la voie à une désorganisation psychique. Il choisira le mensonge. Au lieu d’interpréter à la patiente son déni d’une excitation qui la submergeait afin de ne pas décevoir son analyste, il endossera cette excitation en laissant entendre que c’était lui qui était décevant en tant que garant d’un cadre analytique incapable de la protéger d’un traumatisme. Par ce mensonge de contre-transfert, Michel Fain renonçait à un « purisme analytique » pour une « psychothérapie psychanalytique » : orientant sur lui un flux d’excitations sans nom et sans lien à l’objet, sans autre solution que la maîtrise, il se désignait comme objet de transfert ambivalent, cible haïe et source séductrice, en attente d’émergences de fantasmes subjectifs objets ultérieurs d’interprétation. Ici, l’aporie des identifications narcissiques de déni a imposé à l’analyste de devenir un « contrebandier du transfert » (Jean Guillaumin) qui ne perdait pas de vue que son mensonge représentait un temps préliminaire de la pensée (W.R Bion).
André Green (2002) 11 rapportera la cure d’un patient que la détresse traumatique d’un abandon maternel a conduit à l’engrenage du meurtre de la représentation de son objet au meurtre de sa réalité psychique pour n’en rien percevoir. Il s’attachera à décrire les signes d’un « évitement associatif » caractéristiques d’une perte d’un « rayonnement associatif ». Ici plus de polyvalence ni de résonances sémantiques, plus de temporalité périodique entre « réverbérations rétroactives » et « annonciations anticipatrices », plus de fil de l’écoute perdu et retrouvé au gré des thèmes du discours, plus d’extrême sensibilité à la parole de l’analyste, mais une platitude en excès de discours linéaire. L’analyste ici, ni ne cède à une phobie de pensées en identification de déni à l’évitement associatif du patient, ni ne se pose la question d’une contrebande du transfert, mais reste dans les résonances de son rayonnement associatif où se construit l’interprétation sémantique. Contrairement à l’épisode traumatique du moment de cure rapporté par Michel Fain, où l’analyste est pris au dépourvu par une identification de déni d’une patiente dont l’idéalisation de sa qualité d’analysante recouvre une destruction de sa réalité psychique, la position structurelle du patient d’André Green me semble reposer sur une douleur dont le meurtre de l’objet et « l’hallucination négative du sujet par lui-même » signent une négation de sa réalité psychique pour ne rien éprouver et ne rien savoir d’un objet primaire représenté comme décevant. Dès lors, un potentiel de rétroactivité permet à André Green de proposer une construction interprétative, car en dépit de la platitude, de l’enfermement et de la destructivité de l’évitement associatif, il peut escompter un retour du refoulé et des correspondances signifiantes. Ici, bien que « l’extrême complication des processus et des modalités du travail du négatif » s’emploie à dissimuler, à déguiser, et à rendre incompréhensibles les effets douloureux d’une « simplicité de situations causales traumatiques », le travail interprétatif sémantique conserve tout son potentiel de re-liaison des processus de symbolisation. Il peut donc franchir le rempart des identifications de déni et transformer la compulsion de répétition en compulsion de représentation.
La construction théorique proposée a montré deux modalités du travail interprétatif selon que se fait entendre ou non dans le transfert le cercle vicieux d’identifications de déni. Issues d’un objet primaire dont le refus fut déchirure, de telles identifications transmettent le déni d’une réalité de l’objet, qui a condamné le sujet refusé à l’inexistence. Mais ce refus du refus ne s’arrête jamais, car le désir ne peut qu’éveiller l’empreinte de l’objet qui a refusé. Ici l’analyste ne se trouve-t-il pas à une croisée des chemins, sommé de différencier les traces de l’Œdipe de l’empreinte de l’anti-Œdipe, les figures déformées du retour du refoulé des masques qui recouvrent la rupture du lien analytique, écho d’une survie à l’avortement du lien inaugural.
7 octobre 2011