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La première consultation au Centre de psychanalyse Évelyne et Jean Kestemberg a une particularité quasi unique dans l’ensemble des centres psychanalytiques publics ou privés en France et même, historiquement, à l’étranger. Le CEJK est totalement intégré dans un organisme de soins plus vaste, l’Association de Santé Mentale dans le 13e arrondissement de Paris, et les patients qui y sont reçus font partie de la population soignée dans cet organisme, et en proviennent dans leur grande majorité. De ce fait, les mouvements transférentiels et contre-transférentiels que l’on peut noter lors de cette première rencontre sont en partie déterminés par cette particularité, et en un sens préexistent à la rencontre.
Le premier élément qui rend compte de cette situation est que le patient est annoncé par ceux qui s’occupent de lui avant qu’il ne soit dirigé vers un traitement analytique, soit sous la forme d’une lettre souvent détaillée, soit encore sous la forme d’une discussion entre le directeur du Centre et l’équipe soignante, voire même, à certaines périodes, sous la forme d’un « recrutement direct », si l’on peut dire, par le directeur du Centre au niveau des autres lieux de soins. En effet, dans les années 1980 et 1990, il n’était pas rare qu’Évelyne Kestemberg, première directrice du Centre, puis Jean Gillibert, deuxième directeur, mais aussi René Diatkine, se rendent à l’hôpital de l’Eau Vive (du département de psychiatrie de l’adulte de l’ASM 13) et y rencontrent des patients, sur proposition des psychiatres et des équipes soignantes, soit seuls, soit en public (avec un système de retransmission en direct de l’entretien pour l’ensemble des équipes). Ces rencontres pouvaient déboucher, ou pas, sur une proposition de traitement au Centre de psychanalyse, parallèlement à la poursuite des autres traitements psychiatriques proposés.
Quelles étaient les caractéristiques de ces premières consultations, telles qu’elles apparaissent aujourd’hui, à posteriori, en consultant des bandes magnétoscopiques de l’époque et en discutant avec des témoins directs (et telles qu’elles se perpétuent, dans une certaine mesure, dans la pratique actuelle de la première consultation au CEJK) ? J’en isole trois.
Le souci (« concern ») pour la destructivité
La première caractéristique est l’accent mis sur la destructivité, et notamment l’autodestructivité. Il est vrai que les patients choisis par les psychiatres et les équipes soignantes pour la consultation psychanalytique ne sont pas pris au hasard, mais font partie de ceux dont le traitement s’avère le plus difficile, voire se trouve dans une impasse, alors même que le patient donne le sentiment d’une dynamique qui reste inexploitable ; la consultation psychanalytique apparaît comme une ouverture potentielle dans le traitement déjà très compliqué d’un patient dit « difficile ». Une phrase me revient à l’esprit, prononcé plus d’une fois par Évelyne Kestemberg en cours d’entretien : « …pour que vous découvriez peut-être que la vie mérite d’être vécue ». Ainsi, du moins dans l’esprit des psychiatres et des équipes soignantes de l’époque, le traitement psychanalytique est apparu parfois comme celui de la « dernière chance », ou en tout cas celui qui permettra de débloquer l’inefficacité des traitements médicamenteux et institutionnels utilisés jusqu’alors ; et peut-être plus fondamentalement – on le sait davantage aujourd’hui –, d’interpréter de façon mutative les réactions thérapeutiques négatives manifestées par rapport à ces traitements psychiatriques).
Ce souci constant pour la destructivité conditionne en grande partie les attitudes des psychanalystes du Centre par rapport aux acting des patients, et notamment par rapport au principal parmi eux, à savoir les velléités d’interruption de traitement, qu’elle soient verbalement exprimées ou qu’elles se manifestent par un absentéisme inopiné et tenace. Il est d’usage que l’analyste interpelle avec insistance le patient qui s’absente, par lettre, voire par téléphone, et c’est de façon systématique qu’il lui est proposé de revoir le directeur du Centre lorsqu’il manque ses séances de façon prolongée ou lorsqu’il exprime l’intention d’arrêter son traitement.
En fait, interrompre le traitement constitue l’une des rares incidences totalement prévisibles dans le traitement d’un patient psychotique, on pourrait presque dire que, si une telle intention ne se manifeste pas à un moment ou un autre, c’est que le traitement n’a pas réellement été instauré. Il s’agit de la manifestation la plus courante de la compulsion de répétition chez les patients psychotiques, qui semblent longtemps évoluer dans une succession interrompue de séquences répétitives évoquant un éternel recommencement.
Je pense ici à un jeune patient schizophrène qui, au bout de deux ans de psychodrame, a demandé la fin du traitement. Au plan clinique il allait très nettement mieux, et même bien, en ce sens que les symptômes qu’il nous avait décrits au départ avaient disparu, il avait trouvé un travail, il vivait de façon autonome, avait des activités et des loisirs ; son psychiatre lui-même, ainsi qu’une partie des psychodramatistes, ne trouvaient pas cette demande infondée. Pourtant le directeur du psychodrame a refusé ; il a constamment, calmement, répété à la fin de chaque séance, « à la semaine prochaine », laissant le patient dans la perplexité et l’embarras… La suite a été très instructive : le patient a présenté un bref épisode psychotique, faisant suite à un rêve d’explosion nucléaire et de fin du monde, il a été hospitalisé pendant quelques jours dans l’un de nos établissements – où, le hasard s’en mêlant, il a été soigné par un psychiatre qui faisait par ailleurs partie de l’équipe de psychodrame – et, lorsqu’il a repris ses sciences, il n’était plus question d’interruption. Les années qui ont suivi ont montré une évolution favorable qu’était totalement inimaginable pour ce patient non seulement au moment du début de son traitement, mais aussi au moment où il a voulu le terminer.
Il y a ici un élément qui a été mis en évidence par Winnicott, et qui est particulièrement développé dans Jeu et réalité (1971)1, et en partie annoncé dans La haine dans le contre-transfert (1947)2 : la destructivité, lorsqu’elle se manifeste, se situe du côté de l’objet. Autrement dit, l’enjeu n’est pas tellement de faire de sorte que cette destructivité disparaisse – nous ne savons que trop bien que, lorsque nous la croyons disparue, elle réapparaît tournée contre le patient lui-même, comme on peut le constater chez les patients psychotiques qui restent hospitalisés à vie –, mais que l’objet à qui elle s’adresse lui « survive ». « Hé ! l’objet, je t’ai détruit. Je t’aime. Tu comptes pour moi parce que tu survies à ma destruction de toi », écrit Winnicott (Jeu et réalité, op. cit, p. 125) dans une apostrophe personnifiant les enjeux des échanges.
La tiercéisation et le personnage tiers
La deuxième caractéristique est l’inscription de la première consultation, et du traitement analytique qui éventuellement s’ensuit, dans un dispositif qui apparaît d’emblée comme composé de trois termes : le patient, la psychiatrie (le psychiatre, l’équipe soignante, l’institution, le traitement médicamenteux) et l’analyste (le Centre de psychanalyse). Cette configuration, qui est imposée évidemment par la particularité du CEJK en tant que dispositif de soins d’un organisme de soins psychiatriques plus vaste, évoque les traitements psychanalytiques décrits par Herbert Rosenfeld dans les années 1950 et 1960 en clinique privée, où il se rendait expressément pour rencontrer le patient plusieurs fois par semaine avec l’accord de sa famille et des psychiatres de la clinique, ou encore les traitements proposés à la même époque à la clinique de Chestnut Lodge près de Washington.
Il est remarquable que ce dispositif matérialisant concrètement une tiercéisation de base, préalable à tout traitement analytique, n’a jamais fait l’objet d’élaboration théorique particulière dans les textes de cette période, ni en France, ni à l’étranger. D’autant plus que Racamier (1982)3, qui serait tout aussi bien placé pour le faire, a préféré pour sa part prendre un autre axe de compréhension, en mettant l’accent sur la distinction entre « soins » et « traitement », les premiers étant les psychiatriques (médicamenteux comme institutionnels), le second le travail analytique.
On peut toutefois remarquer la chose suivante. Lorsque le Centre de psychanalyse commence à accueillir des patients qui correspondent à ce que l’on pourrait appeler des états-limite graves (les « psychoses froides »), Évelyne Kestemberg (1981)4 élabore sa théorisation du « personnage tiers » qui explore la place particulière qu’occupe le directeur du Centre (et consultant initial du patient) dans le traitement analytique entrepris. Mon impression est que cette théorisation doit beaucoup à la rencontre avec des patients qui, tout en présentant des pathologies non névrotiques sévères, ne font pas partie des psychoses au sens classique du terme, à savoir des pathologies désorganisées, hallucinatoires et délirantes pour lesquelles le Centre avec était initialement créé, et où il y avait de facto un tiers en la personne du psychiatre, de l’équipe psychiatrique et des traitements médicamenteux et institutionnels nécessaires à ces pathologies. Ces patients « états-limite graves » ou « psychose froides » tirent des bénéfices limités des traitements médicamenteux et institutionnels de la psychiatrie (en dehors de quelques périodes critiques), et la mise en place d’un traitement psychanalytique s’accompagne souvent d’une prise de distance par rapport au suivi psychiatrique initial (et initiateur de la rencontre psychanalytique). Cette remarque ne signifie pas que le « personnage tiers » pour ce qui concerne le travail au Centre de psychanalyse n’a de valeur et de pertinence que pour ce type de patients ; il signifie surtout que c’est à l’occasion de la rencontre avec cette catégorie de patients qu’a émergée, et s’est imposée, une théorisation de ce type.
La « demande » et l’intérêt pour le fonctionnement mental
Enfin, la troisième caractéristique est l’équilibre subtil que l’exploration psychanalytique, puis la proposition éventuelle de traitement, essayent de maintenir entre « prescription » et « demande ». D’un côté, nous sommes dans une ambiance fortement médicalisée : on est à l’hôpital, ou en tout cas dans un organisme de soins, c’est le psychiatre et l’équipe soignante qui ont décidé que le patient va rencontrer un psychanalyste, et le patient le rencontre alors qu’il reçoit déjà, plus ou moins passivement, d’autres types de traitement, dont évidemment les médicaments, sans parler du fait qu’il peut dans certains cas faire l’objet d’un régime d’internement. Le patient a rarement sollicité cette rencontre, le plus souvent il y a été fortement encouragé par son psychiatre et son équipe soignante. Signalons dès à présent que les refus sont très rares. Effet de suggestion, voire de soumission ? Sûrement, en partie. Il faut toutefois noter que l’expérience montre que, même les patients les plus désorganisés, ont confusément conscience de l’impasse dans laquelle il se trouvent, et il y a une part de leur moi qui cherche une issue. René Diatkine disait, suite à un entretien public à l’hôpital de l’Eau Vive : « Vous pouvez prendre n’importe quel patient schizophrène fortement désorganisé et dissocié : au fur et à mesure que l’entretien avance, il s’organise et retrouve sa cohérence ».
C’est précisément cette part du moi, qui n’est pas sans évoquer certaines élaborations de Faimberg et de Bion sur les parties « psychotique » et « non psychotique » du moi, qui sera constamment sollicitée au cours de l’entretien, même face à l’idée délirante la plus enracinée ou le syndrome hallucinatoire le plus incontestable, pour le patient, dans sa réalité. Il est intéressant de noter ici que ces notions (« parties psychotique et non psychotique du moi ») issues des développements de la psychanalyse de langue anglaise des psychoses ne sont que rarement mentionnées dans le travail de théorisation produit par le Centre. Toutefois, la technique de l’entretien recherche constamment l’alliance et le dialogue avec cet « observateur désintéressé » qui, pour Freud (1938, Abrégé)5, reste présent même dans les conditions de la plus grande des organisations psychotiques.
Ce souci s’accorde avec l’intérêt plus général, et je crois assez spécifique au Centre de psychanalyse, pour le fonctionnement mental des patients qui lui sont adressés. Ici, le travail d’Évelyne Kestemberg (1986)6 sur la « phobie du fonctionnement mental » jouera un rôle non négligeable, car il donnera une sorte d’orientation générale au travail d’exploration du premier entretien, mais aussi à une dimension centrale du travail analytique qui peut s’ensuivre. Il s’agit avant tout d’ « intéresser le patient à son fonctionnement mental », faisant passer au deuxième plan le travail interprétatif proprement dit, et c’est cet intérêt pour le fonctionnement mental, lorsque nous parvenons qu’il soit partagé, qui semble constituer l’équivalent d’une « demande » pour le type de patients dont il est question ici.
Une patiente âgée actuellement de plus de 70 ans, qui avait présenté une schizophrénie assez sévère au cours des deux premières décennies de sa vie d’adulte, qui a bénéficié d’une longue psychothérapie au Centre dans les années 1980, et que je reçois de temps à autre en consultation à sa demande, me disait récemment : « Ce qui m’est resté de tout ça, c’est que chaque fois que quelque chose ne va pas, je me pose la question : comment se fait-il que tu penses, que tu sens, cette chose-là, à ce moment précis ? ».
L’idéalisation et ses effets
On comprend aisément que divers éléments de ce qui vient d’être exposé concourent à ce que l’orientation vers le Centre de psychanalyse, et la première consultation, soient accompagnés d’une dimension non négligeable d’idéalisation. À vrai dire, celle-ci est déjà présente dès le départ, puisqu’un organisme comme celui de l’ASM 13 s’est construit sur la base d’une forte alliance entre psychiatrie communautaire la psychanalyse, alliance motrice de la réforme de la psychiatrie dans les années 1950 et 1960. Cette idéalisation est nourrie de tous côtés : du côté de l’équipe psychiatrique, convaincue que la démarche entamée pourrait constituer un tournant décisif dans la trajectoire thérapeutique du patient, et qui attend avec impatience et espoir le premier entretien ; du côté du Centre de psychanalyse qui accepte d’entreprendre des aventures thérapeutiques avec des patients « impossibles » – avec une part de mégalomanie, sœur jumelle de l’idéalisation, mais qui parfois n’est pas inutile lorsqu’on s’occupe de patients psychotiques, et traduit ce que l’on pourrait appeler la « foi du psychanalyste ».
Quelle est l’incidence de ces circonstances sur ce que l’on peut appeler le « pré-transfert » du patient qui se présente à la première consultation ?
— La première est une disposition psychique particulière qui peut parfois conduire à des révélations tout à fait inattendues concernant l’histoire du patient, et que celui-ci a probablement gardé par devers lui tout au long de ces années de traitement psychiatrique, pour en faire état dans les conditions exceptionnelles du premier entretien. Il n’est pas rare que l’équipe soignante, qui peut assister au premier entretien lorsque celui-ci est retransmis en vidéo, ou qui reçoit la lettre qui lui est adressée à la suite du premier entretien, fasse état de sa stupéfaction devant la révélation de tel ou tel élément biographique dont elle n’a jamais eu connaissance. « Je suis là pour dire la vérité », dit parfois le patient, comme si, non seulement il était plus ou moins admis qu’on ne dise pas forcement « la vérité » dans les conditions des entretiens avec les psychiatres et l’équipe soignante, mais aussi que ce premier entretien était en soi un lieu de vérité, une « épreuve de vérité », si l’on peut dire : entre confession et question, cette première consultation ainsi conçue et préparée révèle des pouvoirs suggestifs non négligeables. De ce fait, d’une part auto-alimente son idéalisation, d’autre part peut devenir le moment privilégié de remaniements parfois spectaculaires de clivages anciens et tenaces.
— La deuxième incidence de ce type de premier entretien est la mise à l’écart de toute motion agressive, de tout mouvement transférentiel négatif. Certes, personne ne s’attend à ce que cette composante soit immédiatement lisible lors d’un premier entretien, en général. Toutefois, dans le cas particulier des patients à fonctionnement psychotique, le premier entretien demande un certain travail pour mettre en évidence la part d’ambivalence qui peut se cacher derrière cette demande de thérapie, attendue depuis longtemps et portée conjointement par l’équipe psychiatrique et par le patient – sans compter qu’un tel travail de mise en évidence n’est pas toujours, ni souhaitable, ni même possible ; les interruptions rapides des traitements qui s’ensuivent viennent alors rappeler ce qui est passé sous silence lors du premier entretien. Dans d’autres situations en revanche – et ceci est plus fréquent avec des patients états-limite graves – l’agressivité peut exploser sous la forme de la « rage de l’abandon » ou « de rejet » si le consultant a le malheur d’exprimer ses réticences par rapport à une éventuelle psychothérapie, voire de proposer au patient de l’adresser dans le secteur privé ; on mesure alors le revers de toute idéalisation.
— Une troisième incidence est en rapport avec le contre-transfert du consultant : le voici face à un patient qui a attendu longtemps cette première consultation, et qui est porté par une équipe très désireuse de voir ce même patient accueilli au Centre de psychanalyse et y entamer une psychothérapie. On peut se demander quel est sa marge de liberté psychique de ne pas poser d’indication..., d’autant plus qu’il représente, au moment de cette première rencontre, un Centre spécialisé dans le travail avec des patients qui ne correspondent pas aux indications classiques. Ainsi, il est très rare qu’une première consultation aboutisse à une réponse négative, et on peut plutôt être frappé de constater que le consultant a spontanément tendance à chercher des arguments pour justifier l’admission du patient pour l’un des traitements pratiqués au Centre.
— On se retrouve donc avec un patient dont la demande est principalement portée par son équipe psychiatrique, face à un consultant dont la tendance spontanée est de l’accepter, et même de lui montrer l’intérêt de cette démarche pour lui – de le « séduire », en quelque sorte... On pourrait dire que la relation ainsi mise en place évoque la formule de base de la relation érotomaniaque (« c’est l’autre qui est venu me chercher, qui s’est intéressé à moi »), et on se souvient que, pour Jean Kestemberg, la relation érotomaniaque constitue en quelque sorte la matrice de la relation psychotique à l’objet (« tout délire n'est que la transposition d'une relation amoureuse qui pourrait être considérée, au sens strict du terme, comme érotomaniaque », Kestemberg, 1962)7. Ainsi, en définitive, le traitement du patient psychotique au Centre de psychanalyse aurait tendance à s’engager à partir d’une « position érotomaniaque » (Kapsambelis, 2011)8, qui constitue probablement la version psychotique du « transfert de base » selon l’expression de Catherine Parat (1976)9.
L’expertise
Un peu à contre-courant de l’évolution de la psychiatrie de ces vingt dernières années qui ont vu la progressive mise à l’écart de la psychanalyse, cette dimension d’idéalisation a relativement peu diminué dans l’ASM 13 au fil des décennies. Il est vrai que le recrutement du personnel médical continue d’accorder une place importante à la formation analytique ; il est vrai aussi que le Centre de psychanalyse a su prévenir tous les travers et les pièges observés dans d’autres institutions de ce type : il s’est montré souple dans ses indications et dans ses échanges avec les équipes psychiatriques, il est resté proche d’elles et à leur écoute, il les a intégrées dans son travail sous de formes diverses (supervisions de cas confiés pour des psychothérapies, participation aux équipes de psychodrame), il a su éviter l’enfermement dans un « entre-soi », institutionnel et langagier, qui a tellement nuit à d’autres entreprises du même type dans d’autres établissements de psychiatrie de secteur.
C’est donc par un chemin plutôt inattendu que cette idéalisation a commencé à se modifier, et ce chemin pourrait être qualifié de « rançon du succès ». Je m’explique.
Entre 1980 et la fin des années 2000, le secteur du 13e arrondissement, comme la grande majorité des secteurs psychiatriques en France, a vu tripler la population qui s’adresse à lui, sans que les moyens d’accueil mis à disposition évoluent dans les mêmes proportions, dans un contexte de crise du système de financement de la santé publique. De ce fait, les demandes adressées au Centre de psychanalyse ont augmenté aussi, la liste d’attente et les délais pour une première consultation se sont progressivement allongés ; on en était arrivé à plus d’un an et demi entre la demande initiale et la première consultation.
Cette situation devenait préjudiciable à plusieurs titres : elle posait un problème déontologique, encore plus aigu avec le type de patients que le Centre a l’habitude d’accueillir ; elle aboutissait à une déperdition considérable des demandes, patients comme équipes se lassant au bout de plusieurs mois, et finalement désinvestissant le projet ; elle mettait de ce fait en péril la relation entre le Centre de psychanalyse et les équipes psychiatriques, alors même que cette relation avait su résister à la désaffection pour la psychanalyse de ces dernières décennies ; elle rendait encore plus difficile la non-acceptation d’un patient, même si l’indication apparaissait peu fondée (mais comment dire « non » à quelqu’un qui a attendu depuis si longtemps ?).
C’est dans ce contexte qu’est apparu, au sein du département de psychiatrie de l’adulte de l’ASM 13, la nécessité d’introduire d’autres types de professionnels, et d’autres modalités de travail psychothérapique, indépendamment du Centre de psychanalyse. Ainsi, des consultations thérapeutiques ont été instaurées et des psychologues ont été recrutés au sein, non pas du Centre de psychanalyse, mais des différentes équipes psychiatriques. Il s’agissait d’une petite révolution ; René Diatkine avait l’habitude de dire, en plaisantant : « Ici, le mot “psychologue” est un gros mot ; nous n’avons ici que des psychiatres et des psychanalystes ».
Ces psychologues, évidemment tous d’orientation psychanalytique et se trouvant à différents stades de leur formation, ont comme mission de proposer des entretiens à visée psychothérapique sans instaurer un cadre de travail analytique en face-à-face ; entretiens donc qui peuvent être hebdomadaires, voir bihebdomadaires pendant une période de crise, ou dans d’autres cas bimensuels ou mensuels, et qui peuvent aussi déboucher, ou pas, en tout cas dans un deuxième temps, sur une orientation vers le Centre de psychanalyse. Il est possible aussi que ce travail de type psychothérapique avait déjà lieu auparavant, dans les années 1960 à 1980, mais qu’il était effectué tout simplement par les psychiatres consultants ; qu’il faisait partie de ce qui était considéré à l’époque comme un bon « travail psychiatrique » ordinaire, lequel ne se résumait pas à la prescription médicamenteuse. Dans cette hypothèse, il aurait progressivement disparu du fait de l’augmentation de la demande et de la diminution de moyens (et aussi sans doute de la moindre sensibilisation de psychiatres à la dimension psychothérapique de leur travail de consultation).
L’introduction de cette nouvelle modalité de travail et de ce nouveau corps de professionnels a considérablement modifié la nature des premières consultations au Centre de psychanalyse et ses relations avec son environnement professionnel. La « demande de psychothérapie » (on sait que cette appellation généraliste et ambiguë est devenue pressante ces dernières années à tous les niveaux : public, autorités de tutelle, professionnels de santé) trouve une issue dans des délais raisonnables au niveau même des équipes psychiatriques, sans forcément le poids de l’idéalisation qui accompagne l’envoi vers le Centre de psychanalyse (et l’attente). La pression de la demande a diminué, les délais d’attente aussi.
Mais surtout, un changement s’est produit dans la demande elle-même. Le Centre de psychanalyste était progressivement devenu le lieu de réponse à une question à laquelle sa réponse à lui n’était pas forcément la plus adéquate, mais à laquelle il se sentait tenu de répondre. Désormais, il est possible de ne pas fonctionner à partir de la réponse, mais à partir de la question : un psychanalyste est sans doute le mieux placé pour évaluer le fonctionnement mental du patient qu’il a face à lui, et pour donner une indication sur les modalités de travail psychique partagé qui correspondraient le mieux à son fonctionnement. C’est donc quelque chose dans la qualité de la demande, aussi bien des uns (les patients) que des autres (l’équipe psychiatrique) qui est en train de se modifier. Au traditionnel : « Merci de bien vouloir accueillir au Centre de psychanalyse M. X..., Mme Y..., qui... », etc., commence à se substituer une formulation quelque peu différente : « Nous aimerions avoir votre avis sur M. X..., Mme Y..., suivi(e) depuis quelque temps dans notre équipe, et pour lequel... », etc. D’une certaine façon, le consultant du Centre de psychanalyse se trouve en position « expertale ». Il lui est demandé de contribuer au débat sur la meilleure approche thérapeutique pour un patient donné, et la possibilité de ce « pas de côté » semble élargir sa liberté de penser lors de ce premier entretien. Le poids spécifique de la part d’évaluation, toujours présente de toute façon lors d’une première consultation, s’en trouve augmenté.
Ce processus de transformation est encore en cours. Le premier entretien psychanalytique se déroule toujours comme d’habitude. Toutefois, quelque chose se modifie insensiblement dans le poids de l’idéalisation, aussi bien du côté du patient que du côté du consultant. Dans cette ambiance plus allégée, un moment de l’échange – un souvenir qui revient brutalement, un lapsus, une association d’idées particulière, un arrêt ou un blanc – émerge plus facilement ou, pour être plus précis : son émergence devient plus facilement perceptible, et peut davantage servir d’amorçage à une mobilisation psychique du patient et à l’éventuel engagement d’un travail analytique.
Les années à venir permettront de mieux apprécier les conséquences de cette modification sur la nature, la fonction, les modalités de première consultation dans notre Centre de psychanalyse.
Conclusion
J’ai voulu dans cette communication décrire la particularité de la première consultation dans un Centre de Psychanalyse comme celui de l’ASM 13. Je me rends compte que j’ai développé deux particularités relativement indépendantes, car de niveaux différents, l’une en rapport avec le type de patients reçus, l’autre avec la place du Centre de psychanalyse dans un organisme de soins psychiatriques. Il est certain – je l’ai déjà dit – que la place de la psychanalyse n’est plus ce qu’elle était au sein de la psychiatrie, en France et encore davantage l’étranger. Nous espérons que notre travail, désormais au sein du Pôle psychanalytique du 13e arrondissement, contribuera à un changement de cette situation.
Vassilis Kapsambelis
membre de la SPP,
Directeur du CEJK
Références bibliographiques
- Freud S. (1938) Abrégé de psychanalyse. Œuvres Complètes de Freud. Psychanalyse XX : 225-305. Paris, Presses Universitaires de France, 2010.
- Kapsambelis V. (2011) La position érotomaniaque. Revue française de psychanalyse 75 (3) : 783-796.
- Kestemberg E. (1986) De la « phobie du fonctionnement mental ». Revue française de psychanalyse 50 (5) : 1339-1344. Reproduit in : E. Kestemberg, La psychose froide. Paris : Presses Universitaires de France, 2001 : 215-221.
- Kestemberg E. (1981) Le personnage tiers. Sa nature – sa fonction. Les cahiers du centre de psychanalyse et de psychothérapie 3 : 1-55. Reproduit in : E. Kestemberg, La psychose froide. Paris, Presses Universitaires de France, 2001, pp. 145-177.
- Kestemberg J. (1962) À propos de la relation érotomaniaque. Revue française de psychanalyse 26 (5) : 533-603, 1962.
- Parat C. (1976) À propos du contre-transfert. Revue française de psychanalyse 40 (3) : 545-560. Reproduit in : C. Parat, L’affect partagé, pp. 162-179, Paris, PUF, 1995.
- Racamier P.-C. (1982) Le traitement de la psychose et l'accompagnement du psychotique : le point de vue psychanalytique. Psychiatrie Française 13(4) : 129-142 (575-588).
- Winnicott D. W. (1947) La haine dans le contre-transfert. In : D.W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, pp. 48-58. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1969.
- Winnicott D. W. (1971) Jeu et réalité. L’espace potentiel. Paris, Gallimard, 1975.